L'Amérique-Monde
Thom Jones en Afrique, Tom Bissel en Asie cen-trale... et maintenant Ben Fountain en Haïti, en zone libérée colombienne, sous la dictature dorée du Myanmar et au coeur du Salone (c'est comme ça que, entre initiés, on appelle le Sierra Leone). Il est peut-être un peu tôt pour parler d'un nouveau courant de la littérature américaine, mais il y a, c'est indéniable, une nouvelle géographie, post-guerre froide, de la fiction made in USA.
Il se pourrait bien que ce que l'Occident appelait encore dédaigneusement le Tiers-Monde il n'y a pas si longtemps soit aux actuels successeurs de Fitzgerald et de Hemingway ce que l'Europe a été à la génération perdue et la route de l'Ouest à celle de Kerouac. Mais ce ne sont peut-être pas tant les lieux qui sont en train de changer que les personnages qui y voyagent et y vivent, ainsi que la manière de les investir par l'imagination.Hemingway nous emmenait déjà en Afrique, avec un fusil à éléphant et quelques autres joujoux du genre .300 Magnum dans ses bagages. William Burroughs nous a fait découvrir le Tanger de la zone, seringue en main. Et les écrivains suivaient jadis la guerre comme les goélands suivent le tracteur dans les champs labourés: il y aurait du bon à ramasser. Depuis, la géopolitique s'est enrichie de nouvelles subtilités. Oubliez le G.I. avec sa Camel au bec et ses gommes ballounes distribuées aux enfants des pays pauvres. Les écrivains accèdent désormais à l'exotisme par la voie royale de l'aide humanitaire.
Je n'ai pas vérifié le CV de Ben Fountain (il a eu le prix Pen Hemingway, tiens donc, en 2007), mais il doit avoir une ou deux ONG dans son bagage génético-littéraire. Je gagerais que l'Haïti du temps de Baby Doc et du général Cedras a laissé quelques coups de tampons dans les pages de son passeport, avec son vaudou, sa peinture naïve, ses petits et gros trafics. Mais là où je suis vraiment jaloux de cet auteur, c'est quand je songe à la relation privilégiée qu'il entretient avec les têtes-pourpres et, tandis qu'on y est, avec les piauhaus, le continga écaillé, l'araponga à gorge nue, le manakin et le tamatia, le guacharo des cavernes et les râles à ailes rouges. Et la perruche Tovi: «Blair savait qu'il appartenait sans doute à la dernière génération qui verrait encore des dizaines de membres de cette espèce en liberté, ce qui attisait sa passion d'adolescent — son obsession, auraient dit ses parents déroutés — pour la gent aviaire.»
On reconnaît une passion à ceci qu'elle finit toujours par se traduire en une question de vie ou de mort. Pas de vraie passion sans menace. Celle de John Blair, personnage de la première nouvelle du recueil de Fountain, n'est pas seulement menaçante, elle est aussi menacée. Il n'est pourtant candidat à la présidence d'aucun pays. Seulement un petit ornithologue gringo parti étudier «les effets de la fragmentation de l'habitat sur les espèces rares de petits perroquets» dans les jungles de la cordillère centrale de la Colombie, où la guérilla marxiste du MURC contrôle d'immenses étendues de territoire. Devinez ce qui va lui arriver...
Les révolutionnaires permettent à ce Norman Bethune des psittacidés de poursuivre ses travaux, flanqué d'un gardien équipé de la kalachnikov réglementaire. «L'écologie est importante pour la révolution.» Peut-être, mais la beauté? Purpureicephalus feltisi, le perroquet à tête pourpre, dont le vol donne l'impression «d'une foule bariolée à un cocktail». Personne n'en avait vu depuis 1973, et Blair, lui, va en rencontrer 61 d'un seul coup, puis constater que le salut des masses prolétariennes est plus soluble dans le capitalisme que compatible avec la protection des espèces menacées. Ainsi, Fountain nous entraîne, d'entrée de jeu, sur le terrain des nouvelles luttes, là où la danse nuptiale du perroquet à tête pourpre, «la manière dont les mâles tournaient à petits pas autour des femelles en se rengorgeant comme s'ils dansaient le quadrille», fait partie de ces spectacles, rencontres et visions qui seront, sont déjà perdus à jamais, sacrifiés à la recherche d'un monde meilleur, plus sûr et confortable. Et si la littérature les sauve, c'est en les enfermant dans une cage de mots où ils continuent d'exister comme en rêve.
Promesses tenues
Si on continue de suivre Ben Fountain, on a sept autres nouvelles qui tiennent en gros les promesses de cette (oui, vraiment) fabuleuse entrée en matière et semblent à peu près dépourvues de ces temps morts et passages plus faibles qui sont le lot habituel des ouvrages du genre. Rêve haïtien offre, caché sous une sorte de suspense, une riche réflexion sur le rôle de l'art dans l'existence quotidienne d'une nation où la lutte pour la simple dignité occupe tout l'espace. Dans Les meilleurs sont déjà pris, un des soldats yankees de la force d'invasion humano-stratégique qui a fait un bout de conduite au président Titide et claquemuré cette face de carême dans son palais inexpugnable est de retour chez lui, envoûté par une déesse vaudou. Que fait une bonne petite Américaine quand sa rivale n'est pas la voisine étendant son linge, serrée dans un haut minuscule et un short au ras du bonbon, mais bien l'esprit féminin d'un culte inconnu? La fin de cette histoire rappelle la conclusion d'Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick: dans un couple, les rêves et les fantasmes sont aussi réels que la réalité elle-même, aussi bien en être averti.
Le «Tigre» d'Asie, qui raconte le cheminement moral d'un raté du circuit professionnel de golf découvrant, dans l'ancienne Birmanie, une explication à l'amour déraisonnable des généraux pour les fers droits et les petits drapeaux, nous rappelle à quel point (pour rester dans le cinéma) Apocalypse Now et son fameux commandant adepte de surf sous les bombes ont influencé nos conceptions de la guerre contre-insurrectionnelle. On s'y croirait.
Bouki et la cocaïne a presque des allures de fable. Le dilemme de son héros m'a rappelé le célèbre conte de Traven dans lequel le seul péché d'un humble paysan mexicain est de vouloir manger de la dinde. Il lui en cuira, c'est certain, mais les choses tournent un peu mieux pour Bouki, cependant condamné à vivre pour le restant de ses jours dans la peur. Sur cette petite île transformée en plaque tournante de la neige des cartels, quand «Tout le monde le fait, fais-le donc» semble tenir lieu de devise nationale, la corruption, nous dit Ben Fountain, délaisse vite le désir pour s'attaquer à l'âme.
La nouvelle qui donne son titre au recueil est finalement, sinon la moins réussie, du moins celle qui marque la mémoire de la trace la plus éphémère. À l'heure du présent réalignement de planètes idéologiques, le point de vue en est, d'une part, presque trop prévisible. Et l'ensemble, tissu disparate d'anecdotes reliées entre elles par la lointaine figure du christ marxiste, manque de substance et d'unité. Heureusement, il arrive aux éditeurs de livres de nouvelles de garder le meilleur pour la fin; ici, on n'a pas seulement affaire au meilleur, mais aussi à une surprise, à quelque chose de complètement différent, un tour de force: le texte d'un mélonane érudit, doublé d'une réflexion sur les exceptions de la nature et les aléas du génie. De la selve colombienne à la Vienne d'antan, imagine l'Amérique.
hamelinlo@sympatico.ca
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Brèves rencontres avec Che Guevara
Ben Fountain
Traduit de l'américain par Michel Lederer
Albin Michel
Paris, 2008, 257 pages