On est bien d'accord, mais on ne s'entend pas

Il y a des livres qui nous remettent en question. Qui remettent en question le monde tel qu'on le perçoit. Les livres de Suzanne Jacob font ça tout le temps. Pourquoi?

Ne lui posez pas la question à elle. De toute façon, elle refusera de répondre. Ne lui demandez surtout pas ce qu'elle a voulu dire dans ses romans Laura Laur ou L'Obéissance, dans sa poésie, ou même ses essais.

Pour elle, s'il y a une question à bannir quand on s'adresse à un écrivain, c'est bien celle-ci: qu'avez-vous voulu dire dans votre livre? Une question qui revient tout le temps, malheureusement.

Ainsi: «Elle sévit bien sûr dans toutes les émissions culturelles, elle sévit dans les bibliothèques, elle sévit, je pèse le mot: elle punit. Elle ne cesse de punir l'écrivain en lui disant qu'il n'a pas dit ce qu'il voulait dire puisque, ayant lu son livre, on lui demande ce qu'il a voulu dire comme si son livre était illisible.»

Pour elle, c'est clair: chaque lecture est différente. Un livre n'est pas un livre en soi. De la même façon que «le même cerisier n'est pas le même pour chacun», un livre ne veut pas dire la même chose pour tout le monde.

Ça tombe sous le sens, non? «La même oeuvre, poème, roman, nouvelle, drame ou tragédie, n'est pas la même suivant ce que chacun offre, apporte ou refuse, emprunte, arrache, prend ou donne à cette oeuvre, chacun rencontrant l'oeuvre avec son oeuvre intérieure. On est bien d'accord. Mais on ne s'entend pas.»

Voilà: on ne s'entend pas. C'est bien le problème. C'est bien le problème qui est au centre de son nouveau livre, Histoires de s'entendre. Enfin, je crois. C'est ce que moi j'ai compris, en tout cas.

Il s'agit d'un essai. Qui se situe tout à fait dans la continuité de son essai sur l'écriture et la lecture La Bulle d'encre, paru il y a une dizaine d'années. Encore que.

Il faudrait s'entendre sur le mot «essai». Avec Suzanne Jacob, il faut toujours se méfier des catégories. Autant ses romans sont des livres qui pensent, autant ses essais sont des livres qui racontent des histoires. Disons ça comme ça.

Dans Histoires de s'entendre, justement. Cette histoire du banc rouge, lié à son enfance: «Le banc rouge tenait lieu de poste d'écoute et d'observation, de poste de secours et de premiers soins, de poste de confidences et de conférences au sommet.»

Tout part de là. Mais elle ne le dit pas comme ça. Elle parle de sa mère, dite la Pianiste. Sa mère morte. Elle dit que le banc rouge de son enfance a disparu avec la mort de sa mère. Mais on comprend que, dans les faits, le banc rouge existe toujours pour elle. Et que sa mère continue de parler en elle.

Il y a sa soeur aînée, aussi. Dite la Mouette. Morte, elle aussi. Toujours là pourtant, elle aussi. Sur le banc rouge. Qui lui reproche sa violence, à la Petite. Et qui lui dit: «Tu cherches toujours à nous égarer dans tes histoires.»

Suzanne Jacob, aujourd'hui: «Ma violence, c'était ça, c'était de créer une diversion stratégique qui soit une illustration puisée le plus loin possible du banc rouge, et qui agisse le plus rapidement possible, comme l'huile de ricin.»

Créer une «diversion stratégique»: Suzanne Jacob a-t-elle jamais cessé de faire ça dans ses livres? Voyez, dans celui-ci, Histoires de s'entendre. Ça va dans tous les sens, ça fourmille d'histoires, ce livre-là.

À un moment donné, vers la fin, tiens, voilà le père. Dit le Monstre. Il est vieux, malade. Il souffre de «démence sémantique». Elle vient de lui rendre visite. Une visite surréaliste. Au cours de laquelle il lui a dit, entre autres choses, ceci: «Tu crois que tu sais toujours tout, toi.»

Elle réfléchit. Repense à ce qui s'est passé là. Ce qui s'est toujours passé avec lui: «cet homme a déversé la violence de sa panique de la vie, terrifiant, attaquant, humiliant, rabaissant, punissant dès l'amorce tout récit, toute tentative de récit, toute tentative d'explication de ce récit de ses enfants».

Et puis: «Ce ne sont ni la Pianiste, ni la Mouette qui se sont acharnées contre mes histoires. Elles ont seulement manoeuvré pour que je ne provoque pas le Monstre, pour que je goûte le moins possible à l'acide avec lequel il défigurait toute parole.»

Violent, oui. La voici revenue à l'âge de huit ans. Elle raconte une histoire, une autre. Où l'on voit le Monstre qui sévit. Et ainsi de suite. Une autre histoire va suivre. Sans qu'on voie d'emblée le lien avec celle qui précède. On se demande bien où on s'en va.

Et pourtant. Pourtant on s'accroche. Pourquoi? Parce qu'à travers toutes ces histoires qui nous égarent, qui font diversion, Suzanne Jacob sème des cailloux, sème le doute en nous.

Prenons une phrase. Celle qui, peut-être, serait à l'origine de ce livre. Mais sous forme de question. C'est-à-dire. Prenons cette phrase: «Être est une activité de fiction.»

Elle l'aurait dite, souvent, cette phrase, à la Mouette. Qui lui aurait demandé, un jour: «Que veux-tu dire quand tu répètes que vivre est une activité de fiction?» Non pas vivre, précise Suzanne Jacob, mais bien être: «Être est une activité de fiction.»

D'accord. Mais encore. «Être est une activité de fiction, ça veut dire qu'on ne peut se penser soi-même et penser le monde, penser et transmettre sa pensée, penser et agir que grâce à la capacité fictionnelle de la langue elle-même.»

Au bout du compte, c'est simple, pour elle: «Nous sommes faits de plusieurs histoires qui doivent trouver le moyen de s'entendre entre elles.» D'accord, mais comment faire? Comment faire en sorte que nos histoires s'entendent entre elles?

Suivent, dans Histoires de s'entendre, une série de considérations sur le sujet, entremêlées d'histoires, évidemment. Des considérations qui n'ont rien à voir avec la vie, ou l'existence. En apparence.

Des considérations sur la lecture, et l'écriture. Sur comment on devient écrivain. Sur la nécessité d'écouter sa voix intérieure. De l'entendre. De la repérer, de la travailler.

Aussi: des considérations sur les stratégies à développer pour cultiver «l'oreille dormante», «image empruntée aux pêcheurs, et à leur ligne dormante, lestée et jetée au fond de l'eau, qui y reste sans qu'on ait à la tenir». Ça s'appelle aussi la double écoute.

Très utile aux écrivains, tout ça, oui. Mais pas seulement. «En réalité, il s'agit surtout de découvrir le lieu où nous sommes le monde, où nous le créons, où le monde se crée en nous et par nous, le lieu de nos vies. Par la suite, nous pouvons peut-être mieux repérer à partir de quel monde nous lisons le monde et ses livres.»

Voilà, on y arrive: «Histoire de s'entendre veut rendre compte de cette tentative tardive de montrer que nous ne pouvons vivre, ni comme individu, ni comme groupe, sans les fictions qui nous fondent.»

Mais attention. Il y a des fictions qui marchent, d'autres pas. «L'histoire du monde est le récit de la marche des fictions qui ont marché. L'histoire des floués par Vincent Lacroix est l'histoire d'une fiction qui a marché. Il n'y a pas que les religions qui puissent inventer des fictions qui marchent. Le Yi-Qing en est une, l'astrologie en est une autre. Tout être humain doit en avoir une pour survivre.»

Là, j'ai pensé à VLB. Dans La Grande Tribu: «On appelle des terroristes les patriotes et les rebelles qui manquent leur coup», dit un personnage. Qui ajoute: «Ceux qui triomphent, ce sont des libérateurs [...]»

Pardonnez cette diversion. C'est une autre histoire, je sais. Et je vais devoir m'arrêter là. Parce que vous dire ce qu'a voulu dire Suzanne Jacob dans son livre, je n'y arrive pas. Je ne m'y risquerais même pas.

Tout ce que je sais, c'est qu'elle a le don d'écrire des livres qui résistent. À l'explication, à la pensée par A plus B. Et à l'air du temps, absolument.

Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il suffit pour la lire d'accepter d'être ébranlé. Personnellement, il y a cette phrase qui ne me lâche pas: «On est bien d'accord, mais on ne s'entend pas.»

Collaboratrice du Devoir

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Histoires de s'entendre

Suzanne Jabob

Boréal

Montréal, 2008, 148 pages

(En librairie le 4 mars)

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