En aparté - Modestes propositions
Un auteur intelligent, diplômé de nos facultés des lettres moulées, me signalait ces derniers jours qu'un de ses livres allait être pilonné. Le pilonnage, vous le savez peut-être, est une pratique désormais fort courante dans le monde de l'édition.
De quoi s'agit-il? Après qu'ils ont passé quelques mois à dormir sur les rayons d'un entrepôt, on condamne volontiers les livres qui ne semblent plus vouloir en bouger. Ces livres sont alors évalués pour leur seule valeur en bois dormant. Devenus des parias d'un monde voué au culte de la nouveauté, de tels bouquins sont jugés impropres à la consommation future des multitudes. On les passe donc par la guillotine. On les réduit en bouillie, après les avoir offerts à l'auteur à un prix qui le fait sourire même s'il grince alors toujours des dents.À partir de cette bouillie très littéraire obtenue grâce au pilon, on fabrique bientôt d'autres livres neufs. Depuis vingt ans, les cadences de rotation des nouveautés en librairie n'ont pas cessé d'augmenter. Le pilon travaille de plus en plus fort. Grâce à son action régénératrice, les éditeurs et les imprimeurs ne sont pas peu fiers d'indiquer désormais, à la fin de leurs ouvrages, que tout est imprimé sur du joli papier recyclé. Ah! rien de tel que les entrepôts pour produire du papier «100 % recyclé postconsommation et exempt de fibres issues de forêts anciennes»!
Les bienfaits du recyclage ne datent pas d'hier. En Chine, au moment de la Révolution culturelle, les petits gardes rouges de Mao, faute de pouvoir compter sur des entrepôts de livres neufs, avaient décidé d'utiliser les vieux bouquins pour pousser la logique du recyclage à son apogée. On avait donc pillé sans réserve des bibliothèques aux savoirs millénaires afin de fabriquer, à partir de la pâte tirée des manuscrits anciens, de nouveaux livres rouges adaptés aux besoins de la fibre postconsommation du moment.
A-t-on jamais pensé pilonner les auteurs eux-mêmes pour essayer d'en fabriquer ensuite de nouveaux? Un peu de Louis Hamelin, puis un rien de VLB, le tout mâtiné avec du Jacques Ferron, et nous voilà devant un nouveau monstre littéraire prêt à être vite recyclé à son tour. Est-ce l'avenir de la littérature?
Pour quelques dollars de plus
Aujourd'hui, quelle est la situation économique d'un auteur québécois moyen? Elle se résume à peu près à celle de cet auteur pilonné qui m'a écrit cette semaine.
Son livre a connu un modeste tirage initial de 1000 exemplaires. Il a reçu une lettre qui lui annonce qu'on souhaite pilonner pratiquement les trois quarts de ses livres. Ce qui signifie qu'il a vendu en gros 30 % d'un tirage par ailleurs subventionné par au moins trois instances gouvernementales.
Sachant qu'un auteur touche en général 10 % du prix de vente, il faut donc considérer que ses efforts lui ont valu environ 600 $, si son livre se vend au prix de 20 $. Ce n'est pas exactement ce que l'on appelle la manne...
Au Québec, on compte sur les doigts d'une main les auteurs qui arrivent à vivre de leur plume. Et encore faut-il noter qu'ils y arrivent seulement à condition d'écrire volontairement pour la frange du plus grand public. À seulement écrire, on vit ici presque toujours pauvrement.
Les artistes en général ne font pas plus d'argent que les écrivains en particulier. Pourtant, notre vaste monde tient de plus en plus l'artiste comme une sorte d'aristocrate des temps nouveaux, quelqu'un capable, de par son statut quelque peu marginal, d'imprégner la société entière d'une sorte de grandeur renouvelée.
Cette semaine, l'Alliance pour les arts visuels a salué la motion du NPD qui vise à exonérer d'impôt les artistes pour la première tranche de 50 000 $ de leurs revenus. Le NPD reprend à sa manière la même conception élitiste qui prédispose d'ordinaire les partis politiques de droite à exonérer d'impôt les grandes sociétés au nom d'un apport social supposé exceptionnel qui justifie qu'on les subventionne pour naître, qu'on les paye ensuite pour exister, et qu'on leur fasse au final cadeau des profits tirés de leurs activités. Après les grandes entreprises, les artistes seraient-ils en voie de devenir les nouveaux citoyens privilégiés de nos sociétés bramant sans cesse devant le pouvoir de l'argent? En fait, ce n'est pas demain que les artistes connaîtront ce grand soir, même si le NPD rêve tous les jours de connaître le sien depuis plus d'un demi-siècle...
Mais cette semaine, la grande palme des propositions politiques à saveur culturelle ne revient pas au NPD, mais bien à ces deux étudiants pince-sans-rire qui proposent, dans les pages mêmes du Devoir, d'angliciser au plus vite la Belle Province afin de profiter des bienfaits de la langue anglaise et de cesser ainsi de tous souffrir comme de pauvres hères d'Amérique. Pourquoi, en effet, nos écrivains ne se mettraient-ils pas tous au plus vite à l'anglais?
Pour se débarrasser de la question identitaire, rien de tel que de la ravaler pour de bon. Il convient de voir enfin, soulignent les deux auteurs de vingt-cinq ans, que l'anglicisation «peut être l'occasion d'un renouvellement radical de la culture québécoise, porteur d'un épanouissement sans précédent. Évidemment, l'anglicisation du réseau scolaire déboucherait sur celle de la société tout entière».
Les bienfaits de parler anglais dans le Nouveau Monde ne sont évidemment plus à démontrer. «En optant pour la lingua franca contemporaine, nous épouserions aussi une langue qui, solidement ancrée en terre d'Amérique, serait plus à même de décrire notre réalité.»
Voilà une excellente suggestion à laquelle on pourrait souscrire sans hésiter si, tant qu'à se lancer dans de grands projets de renouveau, on s'arrangeait du même souffle pour éliminer la pauvreté grâce à la proposition qu'énonçait pour sa part, au début du XVIIIe siècle, le grand Jonathan Swift.
Afin de résoudre les problèmes de pauvreté en Irlande, écrivait Swift dans sa Modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres, il suffit de proposer à la clientèle la plus riche d'acheter des petits pour les manger, «non sans prévenir les mères de leur donner le sein à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre gras à souhait pour une bonne table». Esprit très pratique, l'auteur des Voyages de Gulliver raisonnait alors en cuisinier social très averti: «Si l'on dîne en famille, on pourra se contenter d'un quartier (avant ou arrière), lequel, légèrement salé et poivré, fournira un excellent pot-au-feu, le quatrième jour, spécialement en hiver.» Pour soulager tout à fait le monde de la question irlandaise, Swift proposait aussi d'utiliser la peau de la population entière afin de fabriquer des gants de cuir bien souple.
«Avez-vous déjà lu Swift», ai-je demandé au téléphone à l'un des deux auteurs de cette proposition d'angliciser le Québec? «Qui? Swift?... Non.»
Peut-être en effet n'avez-vous pas besoin de le lire, ai-je pensé. La réalité dépasse depuis longtemps la fiction.
jfnadeau@ledevoir.com