Danger à Taïwan
Voilà un pays dont on ne parle jamais ou presque. Pourtant, à l'instar du Pakistan, mais à l'ombre des médias occidentaux, Taïwan est l'un des rares endroits au monde qui pourraient, au XXIe siècle, se trouver au coeur d'une crise susceptible de nous amener au bord de la guerre mondiale.
Taïwan est une «île rebelle» de 23 millions d'habitants, qui échappe depuis un siècle au contrôle de la Chine, ayant été occupée par le Japon avant de devenir, en 1949, le repaire des nationalistes anticommunistes de Tchang Kaï-chek.Depuis la fin des années 80 — à la suite de ce que les Taïwanais eux-mêmes avaient appelé une «Révolution tranquille» (Anjing Geming) —, l'île est passée d'une façon remarquable de la dictature féroce de Tchang et de son Kuomintang à une démocratie pluraliste dans laquelle le Kuomintang n'est plus qu'une formation parmi d'autres.
L'ïle a traversé, au cours des vingt dernières années, un processus d'apprentissage d'une identité nouvelle, taïwanaise et non plus chinoise. Revalorisation de la langue, éclosion d'un cinéma, d'une littérature proprement taïwanais: tout cela ressemble un peu à notre propre Révolution tranquille.
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La Chine avait toléré pendant des décennies le statu quo avec Tchang Kaï-chek (qui malgré son hostilité au communisme et à Mao, s'est toujours dit «chinois», et au grand jamais «taïwanais»). Mais, aujourd'hui, elle ne cache plus son impatience devant ces «nouveaux Taïwanais», et ne fait pas mystère de son désir de réunifier Taipei à Pékin... En d'autres mots, d'avaler Taïwan comme elle a avalé Hong Kong et Macao.
Les Chinois se retiennent pourtant, car ils espèrent toujours que la réunification pourra se faire par la «prise du sommeil», par le simple fait de l'intégration économique et de l'intimidation stratégique.
Cette stratégie peut-elle fonctionner? Malgré le boom chinois et l'interpénétration de leurs économies, Taïwan et la Chine restent pourtant, jusqu'à ce jour, la preuve qu'une forte imbrication économique peut coexister avec une forte différenciation politique. Un peu comme le Québec qui reste politiquement différent des États-Unis, tout en étant, au niveau commercial, en quasi-symbiose avec eux... Ou a contrario, comme la France et le Québec, qui ont des relations culturelles et politiques auxquelles ne correspond nullement le volume d'échanges économiques.
Paradoxe: les indépendantistes du Parti démocratique progressiste (PDP), qui occupent la présidence depuis 2000 avec Chen Shui-bian, n'ont pas fait progresser l'idée indépendantiste... Comme le PQ à Québec, l'exercice du pouvoir, fût-il provincial — et dans le cas de Taïwan, ce gouvernement est virtuellement souverain, malgré la douloureuse absence de reconnaissance internationale —, n'a pas permis au PDP de susciter des ralliements. Il faut dire que le règne de Chen Shui-bian a aussi coïncidé avec une série de scandales de corruption qui n'ont pas aidé sa cause...
Comme les Québécois, mais pour des raisons différentes, les Taïwanais restent fondamentalement divisés sur leur avenir. Il y a les patriotes de la «nouvelle identité» qui s'expriment dans le PDP, et puis il y a ceux qui chérissent l'idée que la réunification avec une Chine devenue démocratique pourrait devenir un jour souhaitable.
Porte-étendard de ce point de vue, le Kuomintang, longtemps ennemi juré des communistes de Pékin, est devenu aujourd'hui — par un spectaculaire retour des choses — leur principal allié contre les méchants séparatistes insulaires!
Et puis entre les deux, il y a la masse des hésitants... par exemple, ceux qui, tout en se sentant résolument Taïwanais, ne veulent pas accompagner Chen Shui-bian dans son «aventurisme». Chen veut organiser, en parallèle à l'élection présidentielle du 22 mars qui lui choisira un successeur, un référendum sur l'opportunité, pour Taïwan, de faire une demande officielle d'admission à l'ONU.
On imagine la réaction de Pékin! Parce que — il faut le souligner — la féroce, agressive et invariable intransigeance des autorités communistes chinoises, sur toute la question de Taïwan, pèse lourdement sur la décision des insulaires. Ces derniers se disent qu'il faut éviter de provoquer les Chinois, et d'ouvrir ainsi la porte à l'invasion et aux bombardements qui pourraient bien suivre une déclaration d'indépendance.
Hypothéqué par les scandales, le parti de Chen Shui-bian a subi la semaine dernière une cinglante défaite aux élections législatives. En ira-t-il de même, dans deux mois, de son aspirant successeur Frank Hsieh, lui aussi du PDP? Et ce référendum, aura-t-il bien lieu?
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Dernière inconnue: l'attitude des États-Unis, fournisseurs d'armes et protecteurs traditionnels de Taïwan, mais dont l'amitié «indéfectible» s'est attiédie depuis l'arrivée au pouvoir de George Bush. Washington n'appuie pas Chen dans son idée de référendum, tout en appelant Pékin à la retenue. Là comme ailleurs, on sent que Pékin s'enhardit au fur et à mesure que Washington ramollit.
Il n'empêche: une déclaration d'indépendance suivie d'une invasion chinoise, cela provoquerait un cataclysme de dimensions mondiales. Ce pourrait être le lieu de cet affrontement décisif entre la Chine et les États-Unis, que certains nous annoncent pour le XXIe siècle.
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François Brousseau est chroniqueur d'information internationale à Radio-Canada. On peut l'entendre tous les jours à l'émission Désautels à la Première Chaîne radio, et lire ses carnets sur www.radio-canada.ca/nouvelles/carnets.
francobrousso@hotmail.com