Perspectives - De simples banquiers

On en était venu à croire qu'elles abritaient des sortes de surhommes disposant de pouvoirs presque magiques sur l'économie. On se rend compte aujourd'hui à quel point on a exagéré l'influence des banques centrales sur les événements et comment cette influence pourrait continuer de s'affaiblir à l'avenir.

La Banque du Canada annoncera demain le niveau de son taux directeur. On s'attend généralement à ce qu'elle l'abaisse à nouveau de 25 points de base, en le portant de 4,25 % à 4 %, afin s'assouplir un peu les conditions de crédit au pays au moment où la rumeur d'une récession gronde de plus en plus fort aux États-Unis. Ce sera la dernière fois que le gouverneur de la banque centrale, David Dodge, présidera ce rituel avant de céder sa place, à la fin du mois, à son successeur, Mark Carney.

Le jeune et brillant banquier d'affaires de 42 ans en aura gros sur les bras. David Dodge avait acquis, en 35 ans de services publics, une expérience et une crédibilité enviables, au Canada, comme à l'étranger. De plus, Mark Carney arrive au moment où ce qui apparaissait l'hiver dernier comme une petite crise limitée à l'obscure industrie américaine des subprimes n'a cessé, depuis, d'entraîner de plus en plus de monde dans sa chute, au point de menacer la croissance économique de la planète tout entière. Le secteur financier va aujourd'hui si mal que les banques canadiennes envisageraient même de ne pas suivre l'éventuel signal d'une baisse des taux d'intérêt que doit envoyer demain la Banque du Canada, apprenait-on dans le Globe and Mail la semaine dernière.

On y a tout de suite vu le signe du «déclin de l'influence de la banque centrale». On l'a expliqué par le fait que la finance mondiale offre désormais aux banques commerciales une multitude d'autres sources de liquidités que celle de la banque centrale de leur pays. Des économistes ont toutefois rappelé que s'il est vrai que les taux préférentiels des banques canadiennes ont l'habitude de reproduire fidèlement chaque mouvement du taux directeur de la banque centrale, il est aussi vrai que cette discipline a toujours été moins grande en période de difficultés économiques. Nos économistes ont ajouté que les banques centrales disposent de nombreux moyens de se faire entendre des mauvais élèves et que même les plus récalcitrants finissent toujours par rentrer dans le rang.

Mais le problème le plus grave n'est pas là. Après tout, s'il y a eu une bulle immobilière aux États-Unis, ce n'est pas en dépit, mais en grande partie à cause de la Réserve fédérale américaine (Fed) qui a gardé les taux d'intérêt trop bas trop longtemps dans sa lutte contre les effets de l'éclatement d'une autre bulle, technologique celle-là, des attaques du 11-Septembre et de la guerre en Irak.

L'impressionnant succès remporté par les banques centrales ces 15 dernières années dans leur travail visant à maintenir à la fois une croissance économique stable et une faible inflation avait fini par nous faire croire qu'elles étaient toutes-puissantes sur l'économie. Leurs dirigeants passaient, au minimum, pour des technocrates de génie aux commandes de fabuleuses machines capables de tout calculer, sinon carrément pour des oracles (le surnom de l'ancien président de la Fed, Alan Greenspan) des temps modernes. On en était venu à penser que quelques changements de taux d'intérêt bien dosés pouvaient venir à bout de n'importe quelle maladie lorsqu'elle était prise à temps.

Mais voilà, nos voyants se sont joyeusement mis le doigt dans l'oeil dans leur évaluation des risques qu'encourait l'économie ces derniers mois. Leur superpouvoirs ont été supernuls pour endiguer la contagion de la crise. Comble d'humiliation, on s'est même remis à avoir peur d'un retour de cette vieille chose des années 70 appelée «stagflation» où se conjuguent ralentissement économique ET forte inflation.

Un nouveau monde

À la décharge des banques centrales, il faut dire que ce sont souvent les autres qui leur ont prêté le pouvoir d'être omniscientes et omnipotentes. «Pour dire les choses simplement, nous ne savons pas avec certitude par quoi l'économie est passée, dans quel état elle se trouve présentement, ni où elle s'en va», avouait candidement l'an dernier le vice-président de la Fed, Donald Kohn.

Il faut reconnaître aussi que le fonctionnement de l'économie s'est considérablement complexifié ses dernières années. Cela a notamment été le cas dans les marchés financiers. Aucun autre secteur de l'économie n'a gagné autant d'importance avec la mondialisation. La déréglementation, «l'ingénierie financière» et le sens d'innovations de ses acteurs ont amené le développement d'une multitude de produits et de pratiques dont la nature et l'impact ne sont pas toujours faciles à saisir, et qui ont souvent bien plus à voir avec de savants jeux financiers qu'avec l'économie réelle à long terme. Interconnectés en permanence grâce aux nouvelles technologies de communication, ces marchés peuvent relayer à la vitesse de l'éclair le moindre soubresaut venu du moindre recoin de la planète. Ironiquement, la remarquable stabilité économique assurée ces dernières années par la politique monétaire des banques centrales les a encouragés à prendre de plus en plus de risque pour obtenir du rendement.

David Dodge se demandait dans une entrevue cet automne si la déréglementation et l'innovation n'étaient pas allées trop loin dans les marchés financiers. Il disait constater, à tout le moins, que «les mécanismes de transmission» sur lesquels repose l'action des banques centrales comme la sienne sont aujourd'hui cassés. Les banques centrales devront porter à l'avenir une plus grande attention aux marchés financiers, disait-il encore une fois au Globe and Mail.

Elles ne pourront toutefois pas agir seules. En décembre, elles se sont mises à six pour injecter un peu de liquidité dans les marchés. Vendredi, la Fed et le gouvernement américain ont uni leurs efforts pour tenter de relancer la première économie mondiale. Les gouvernements et les banques centrales auront fatalement besoin aussi de l'aide des institutions internationales pour améliorer leur supervision d'une économie mondialisée. Le processus de réforme est avancé en matière de règles bancaires internationales sous l'égide des normes de Bâle II. Il l'est beaucoup moins au Fonds monétaire international.

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