Les fous de la justice
La Haye — L'édifice se dresse en banlieue de La Haye, comme une sorte de défi au paysage. Deux tours blanches de plus de dix étages reliées au sommet par des passerelles vitrées. De mon hôtel, pour s'y rendre, il faut traverser un joli parc qui symbolise la civilité et la tranquillité néerlandaises. Quelques petits ponts de bois jetés sur des canaux où se prélassent de multiples espèces de canards. Je crois avoir vu une poule d'eau.
Du calme placide, on passe instantanément à une sorte de perplexité quand on gravit les marches devant l'entrée. La magnifique structure est ceinturée de barbelés électrifiés, et on n'y entre pas sans montrer patte blanche. Le siège de la Cour pénale internationale est une forteresse. Portail sécuritaire comme dans les aéroports, détecteurs de métaux, rayons X. Pour se rendre à la salle d'audience où est jugé Charles Taylor, l'ancien président du Liberia, il faut franchir trois sas sécurisés, même si on est doté des accréditations requises. C'est ici qu'on jugeait Milosevic avant qu'il ne décède et qu'on a condamné à la prison tortionnaires et violeurs collectifs.La galerie réservée au public est séparée de la salle du tribunal par un rideau métallique qui s'ouvre au début de l'audience. Entre les acteurs du drame et le public, une vitre blindée et, surveillant le tout, un policier armé. Ici, on juge les plus grands criminels de l'humanité, des chefs d'État, des généraux, des colonels, des leaders «révolutionnaires».
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Charles Taylor, qui fut un des plus grands criminels de l'Afrique, bien plus petit toutefois que Mobutu qui, lui, ne fut jamais inquiété par la justice internationale, Charles Taylor est là devant moi, à quelques mètres. Il est accusé de crimes contre l'humanité. Il est assis entre deux policiers néerlandais, entouré de ses avocats. De la part de chefs de guerre, de monstres, nous attendons des images hors normes comme celle d'Idi Amin Dada, qui mourut tranquillement et richement en exil. Charles Taylor ressemble à un riche homme d'affaires africain. D'une certaine manière, c'est ce qu'il fut: un homme d'argent et de corruption. Costume foncé de soie, cravate de soie dorée, lunettes de marque, boutons de manchette en or, chevalière en or à la main droite, montre en or au poignet gauche (sûrement une Rolex).
Pendant que l'expert convié par la cour explique la pratique d'amputation des mains pendant la guerre en Sierra Leone, Charles Taylor ne regarde pas son poignet gauche qui aurait pu perdre sa Rolex, il s'occupe sans s'appliquer. Il se fait un peu les ongles, mais puisqu'il n'a pas de coupe-ongles, il se fait les ongles avec les ongles. Il prend parfois des notes, avec des stylos de couleurs différentes sur des fiches de couleur, et jette régulièrement un regard sur une jeune beauté blonde assise dans la galerie publique. Pendant ce temps, l'expert évoque le trafic de diamants, les alliances avec des mercenaires sud-africains et un trafiquant d'armes d'origine ukrainienne. Je sais que dans sa tête, Taylor n'est coupable d'aucun crime. Il ne faudra pas s'attendre de sa part à une confession, à un repentir. Il fut et demeure un leader africain comme Mobutu, Bongo, Kagame et, avec ce titre et cette occupation, naît le sens de la toute-puissance et de l'impunité. À ce sujet, on peut se demander si George W. Bush n'est pas Africain.
De cette brève rencontre in vivo avec la justice internationale, mise à mal par les États-Unis, vilipendée par ses créateurs, je pourrais conserver une sorte d'image surréaliste et cynique. Taylor n'est pas le plus grand criminel de la Terre, peu s'en faut. C'est un petit poisson de l'histoire, malchanceux de ne pas avoir assez d'amis à Washington comme Mladic et Karadzic, les bourreaux de Srebrenica. Alors, pourquoi lui? Parce qu'on possède un dossier, parce que les preuves sont solides, parce que c'est un criminel.
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Ce que je retiens, c'est plutôt la cour. Trois juges, deux femmes, dont la présidente, qui est noire. Pour un homme comme Taylor, être jugé par des femmes doit constituer une humiliation profonde, une sorte de renversement de tout son univers. Et surtout, surtout, malgré les grandes puissances qui ont inventé la justice internationale mais qui ne la souhaitent que lorsqu'elle sert les intérêts de la politique, je retiens les grandes victoires de ces différents tribunaux internationaux.
Malgré leur faiblesse, leurs compromissions parfois, leur impuissance souvent, leur lenteur, les diverses instances ont mis des mots accusateurs sur la conduite de ceux qu'on appelait avant «rebelles», «révolutionnaires», «présidents» ou «colonels». Le mot «génocide» a maintenant un sens juridique et contraignant. Le mot «viol» n'indique plus un comportement désordonné de quelques éléments incontrôlables d'un groupe armé; ce mot désigne un crime contre l'humanité, tout comme celui d'enfant-soldat, de déplacement pour motif ethnique. Dans ce grand building froid travaillent des centaines de fous de la justice. Voilà ce que j'ai retenu. Un progrès, mais un progrès fragile, un progrès menacé.
Rentré à mon hôtel, j'ai terminé la lecture du livre de Florence Hartmann, Paix et châtiment, publié chez Flammarion. De 2000 à 2006, elle fut la porte-parole de la procureure du Tribunal pénal international, Carla Del Ponte. Elle explique pourquoi, douze ans après leur mise en accusation, les deux principaux responsables du génocide de Srebrenica, Mladic et Karadzic, sont toujours en liberté. Démonstration éloquente et désespérante: dix fois, vingt fois, on aurait pu les arrêter, on connaissait leur adresse, leur résidence, mais les Américains et les Britanniques se sont interposés. La justice internationale n'a pas les moyens de ses ambitions, mais Charles Taylor sera jugé. Ce n'est pas beaucoup, mais ce n'est pas rien.