Plus rien ne m'étonne
Un peu avant Noël, j'étais confortablement assis chez moi, devant le poêle, en train de lire les mots suivants: «Je me réveille à trois heures du mat et je me dis, Oh, non, la tuyauterie va péter, alors je fais couler l'eau et je laisse goutter les robinets et je sors ouvrir les robinets extérieurs, qui sont les plus fragiles. C'était couru, ils commençaient déjà à geler.» J'ai ajouté une bûche dans le poêle et suis allé me coucher. Cette nuit-là, le mercure est descendu à moins vingt dans les contreforts de la chaîne laurentienne. Le lendemain, mes robinets ont émis quelques gargouillis, puis se sont tus, complètement à sec. Les tuyaux avaient gelé.
À l'endroit où celui de la pompe traverse le solage, j'ai placé la lampe chauffante dont je me servais pour empêcher l'eau des poules de figer dans l'hiver abitibien. Le lendemain, l'eau était revenue. La nuit suivante, dans le froid qui persistait, sur les conseils de mon frère, j'ai laissé couler l'eau dans la cuisine. Ç'a réglé mon problème, mais pas celui du narrateur de Coup de froid, la nouvelle de Thom Jones. Un inquiet chronique, bipolaire sur le lithium, un peu morphinomane sur les bords, sans oublier la malaria carabinée chopée en Afrique et les éruptions de psoriasis causées par la prise de lithium. Pas grave. Il n'y a qu'à prendre du Tégrétol. Ça vous bouffe les globules blancs, mais il faut bien mourir de quelque chose. À défaut de crever sur-le-champ, l'univers est là, qui regorge de soucis à se faire et de sources d'anxiété ne demandant qu'à être activées. Exemple: n'ayant apparemment rien de mieux à faire, le gars se met à penser à son antigel. Quand, déjà, le dernier changement? Trois ans! Il se retrouve assis dans sa voiture à claquer des dents avec le moteur qui tourne: «Il fait moins vingt, c'est pas possible!»L'impossible, à mes yeux, c'est plutôt d'atterrir au rayon quincaillerie du Safeway à quatre heures du matin pour acheter un testeur d'antigel. À partir de là, s'entailler le pouce jusqu'à l'os en essayant de remonter le machin au départ mal assemblé par «un abruti d'Amérique centrale» semble un enchaînement logique. Une heure plus tôt, vous étiez au chaud dans votre lit. Vous voici dans votre auto, en route pour l'hôpital dans la froide nuit, le pouce enveloppé dans une serviette. J'ai refermé le livre en me disant: assez pour aujourd'hui. Mais ensuite, impossible de dormir. Passer un coup de téléphone à mon frérot en pleine nuit n'est pas mon genre, mais j'aurais bien voulu partager avec lui les deux ou trois petites questions qui m'étaient venues à propos de mon antigel.
Je ne me suis pas entaillé le pouce jusqu'à l'os, même si la chose est arrivée à une amie à moi, vers la même époque. Passé le coup des tuyaux, en fait, je souhaitais que ma vie cesse le plus tôt possible de ressembler à celles du livre de Jones; sinon, entre les mouches tsé-tsé, la cécité des rivières, la dengue, l'éléphantiasis, la bilharziose, la fièvre doum-doum, les ulcères tropicaux, la lèpre et le sida, j'étais mûr pour bien plus qu'un séjour à l'urgence. Le pire, c'est encore le ver de Guinée, aussi appelé «serpent de feu», qui peut atteindre un mètre de long avant de migrer de votre espace rétropéritonéal vers la jambe. Le retirer s'avère très douloureux, peut prendre jusqu'à dix jours et il n'est pas dit que votre organisme n'en contient pas une demi-douzaine d'autres qui attendent leur tour.
L'Afrique. Sur les dix nouvelles qui composent le deuxième recueil de Thom Jones traduit en français, deux seulement s'y déroulent, mais de l'Oregon à La Nouvelle-Orléans, le continent noir ne se laisse jamais oublier, au point de constituer l'arrière-plan mental de tout le livre. Ce n'est pas l'Afrique des fauves et des safaris, même si, de toute évidence, les lions du vieux Hemingway continuent de hanter l'écrivain américain moyen de ce troisième millénaire. Anglais, Français, Allemands et Portugais ont dépecé l'Afrique avec les meilleures intentions du monde. La supériorité de la civilisation blanche allait de soi, donc l'imposer à l'indigène était une forme subtile d'altruisme dont cette bienveillante domination se dédommagea en pillant les richesses locales. Les bonnes intentions sont une constante de l'histoire, et l'Afrique postcoloniale, dont les torpeurs et les miasmes, entre érotisme torride et cauchemar putride, traversent ces nouvelles de Thom Jones, est bel et bien tombée sous la coupe d'un nouveau royaume; appelons-le l'Empire humanitaire.
L'un, médecin pour Global Aid, distrait sa soeur cinglée avec ses descriptions folkloriques d'une Afrique mythique où le chef des Pygmées échange sa viande de singe contre des cigarettes et des t-shirts. Un autre toubib, complètement défoncé à la Méfloquine, arrive de «Douala la pourrie — l'aisselle de l'Afrique» et d'une bringue de deux jours à Zanzibar, Dar es-Salaam et Kinshasa. Parmi ses possibles souvenirs de voyage, le rétrovirus du sida. Un autre a réparé des becs de lièvre en Somalie avant de faire fortune en refaçonnant le panthéon hollywoodien à coups de bistouri — il pose sur les lèvres, culs et nichons des starlettes le regard attendri d'un artiste sur son oeuvre. Sans compter le service après-vente, puisqu'il faut bien tester toute cette silicone: «Elles me collent des procès pour faute professionnelle quand je ne les baise pas.»
Avec la nouvelle intitulée Au fin fond de la forêt équatoriale, on entre vraiment dans l'Afrique du coeur des ténèbres. On devine, dans cette féroce parodie d'épopée coloniale, de nombreux clins d'oeil à la littérature américaine, à commencer par le nom du babouin apprivoisé du Dr Koestler, Babbitt, nourri de bananes écrasées dans du whisky canadien, et la chute: «Rentre à la maison chez ton petit papa.» Pendant les trente pages que dure cette histoire, le Dr Koestler, de Global Aid, se montre bien plus préoccupé de la santé de son singe («Son taux de cholestérol est dans le rouge. Depuis combien de temps s'est-il remis à fumer, le salopard?») que du sort de n'importe quel Africain. Les mêmes hommes qui jadis exploraient les fleuves et trafiquaient l'ivoire et le diamant continuent de s'imbiber entre eux et d'écraser les moustiques sous le ventilateur, à cette différence près qu'ils traquent désormais l'hépatite B et le bacille du choléra.
Le cynisme avec lequel l'auteur ressuscite son Afrique de pacotille est total: tandis qu'il s'enfonce dans la jungle à la recherche de son babouin en cavale et que la nuit équatoriale le recouvre, le Dr Koestler entend soudain «les tams-tams du village voisin. Les chasseurs avaient tué un éléphant. [...] Une montagne de viande. Une raison de faire la fête.» Peut-être, mais, à moins d'avoir affaire à une reconstitution pour touristes, la chose ne doit plus se produire très souvent. «Le coeur des ténèbres dont Conrad a donné une description si saisissante était tout aussi accessible dans l'Arusha moderne qu'au cours d'une affreuse remontée du fleuve Zaïre», affirme le narrateur de Sables mouvants, histoire dans laquelle Ad Magic, le célèbre sorcier du publipostage, responsable des campagnes de Global Aid contre la faim, est possédé par une chiasse du tonnerre de Dieu à l'hôtel en question. Le chemin de la guérison passera par une baise tout aussi mémorable avec une autre humanitaire, et c'est peut-être là une clef. Car rongée par le diabète, la maniaco-dépression et la chirurgie plastique, l'Amérique que décrit Jones est bien aussi mal en point que l'Afrique, le désir en moins. L'Afrique fête et la pharmacie se trouve en Amérique. Il en résulte une gueule de bois à l'antigel qui donne envie de lire les Africains et de se mettre à chanter, comme Tiken Jah Fakoly: «Ils ont partagé le monde / Plus rien ne m'étonne... »
Collaborateur du Devoir
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Coup de froid
Thom Jones
Traduit de l'américain par Jean-Pierre Carasso
et Jacqueline Huet
Albin Michel
Paris, 2007, 255 pages