De Paris à Davos
C'est un peu comme les migrations annuelles. En janvier, les correspondants québécois en Europe voient immanquablement débarquer leur premier ministre. Depuis Robert Bourassa, les premiers ministres québécois ne manqueraient pour rien au monde le prestigieux Forum économique de Davos, qui s'ouvrira la semaine prochaine. Cette année encore, Jean Charest fera donc ce pèlerinage annuel qui réunit le jet-set international sur les sommets enneigés des Alpes suisses.
Lors de ce voyage, qui commence à Paris ce matin pour se poursuivre à Londres et à Davos, Jean Charest se donne d'abord pour objectif de faire la promotion d'un traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne. Probablement inspiré par la beauté des paysages à 1500 mètres d'altitude, c'est à Davos, l'an dernier, qu'il avait déterré ce vieux projet longtemps caressé par Jean Chrétien.Pourtant, depuis un an, l'horizon d'un tel traité ne s'est guère éclairci. «Il semblerait que le Canada ne figure pas parmi les priorités de l'UE à ce chapitre», concluait froidement en juin dernier le Comité permanent du commerce international de la Chambre des communes. Et ce nouveau voyage risque de ne pas y changer grand-chose. Ajoutons qu'en 2008, l'Union européenne aura beaucoup d'autres chats à fouetter. L'Europe vient en effet d'entrer dans la période de ratification du traité de Lisbonne, destiné à sortir de l'impasse dans laquelle l'avaient projetée les référendums français et néerlandais sur la Constitution européenne.
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Il serait hasardeux de compter sur la présidence française, à partir de juillet 2008, pour changer la donne. Depuis son élection, Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas multiplié les déclarations protectionnistes? Il invite régulièrement l'Europe à raffermir ses frontières pour protéger les employés contre les effets de la mondialisation. Le président réclame toujours que Bruxelles impose des tarifs douaniers majorés sur les produits des pays qui, comme le Canada, ne respectent pas le protocole de Kyoto.
Lors de sa dernière conférence de presse, il a dénoncé le rachat par Alcan, en 2003, de Pechiney, «ce grand de la chimie qui a disparu sans que personne lève le petit doigt». Pour acquérir ce joyau de l'industrie française, Alcan avait mené une habile campagne de publicité en insistant sur ses racines «québécoises» plutôt que «canadiennes». L'affaire avait ensuite coûté 5000 emplois à la France. Quatre ans plus tard, le rachat d'Alcan par le groupe australo-brésilien Rio Tinto fait craindre le pire. La France pourrait bientôt perdre les deux sièges mondiaux, celui des produits usinés et celui de l'emballage, demeurés en France après 2003.
L'année dernière, j'avais interrogé Jacques Delors au sujet de cet éventuel traité de libre-échange. L'ancien président de la Commission européenne avait aussitôt levé les yeux au ciel en déclarant que les Canadiens feraient mieux de penser à autre chose. La seule façon d'y parvenir serait peut-être de convaincre les Britanniques en misant sur l'éventuelle élection de Tony Blair au nouveau poste de président de l'UE. Mais l'ex-premier ministre d'un pays qui refuse toujours l'euro a-t-il vraiment des chances d'y accéder un jour?
Avouons aussi que la crédibilité du Québec en matière de libre-échange a été sérieusement écorchée en Europe par la décision du gouvernement de ne pas faire d'appel d'offres pour le renouvellement des 336 voitures du métro de Montréal, un contrat de 1,2 milliard de dollars. Surtout que Bombardier n'a jamais été traitée ainsi sur les marchés publics français. Pourquoi Alsthom n'aurait-elle pas les mêmes droits au Québec? La semaine dernière, la Cour supérieure du Québec a dû renverser la décision du gouvernement pour que justice soit finalement rendue au concurrent de Bombardier.
Jean Charest aura certainement moins de difficulté à arracher à la France une entente sur la mobilité de la main-d'oeuvre. Après tout, il n'est pas difficile d'envisager une meilleure harmonisation des diplômes et des critères des ordres professionnels. Il y a déjà 6000 Français qui étudient au Québec et plusieurs centaines de Québécois en France. De très nombreux professionnels traversent l'Atlantique pour y travailler. Et puis, le premier ministre et le président français ne pourront pas arriver les mains vides pour fêter le 400e anniversaire de la ville de Québec, en juillet et en octobre prochains.
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Jean Charest devrait de plus profiter de sa rencontre avec son homologue français pour s'enquérir de l'avenir de TV5 Monde. Depuis son élection, Nicolas Sarkozy a multiplié les déclarations ambiguës sur la nécessaire réorganisation de l'audiovisuel extérieur. Le problème est réel. La création l'an dernier de France 24, ce «CNN à la française» autrement appelé le «joujou» de Jacques Chirac, n'a fait qu'accentuer la confusion. La télévision francophone doit dorénavant se battre sur les marchés étrangers contre un concurrent français.
Un rapport a récemment proposé la création d'une société chapeautant France 24, TV5 Monde et Radio France Internationale (RFI). TV5 Monde, propriété des télévisions publiques française, belge, suisse, québécoise et canadienne, serait ainsi sous la coupe d'un organisme qui relève directement du gouvernement français. Ce rapport mi-chair mi-poisson trouve malgré tout le moyen de ne pas fusionner ce qui devrait pourtant l'être. France 24, dont la qualité est plutôt médiocre, aurait tout à gagner à être placée sous la responsabilité de RFI, dont la qualité vaut depuis longtemps celle de la BBC.
Selon une des rumeurs qui circulent à Paris, le gouvernement français songerait à imposer les journaux télévisés de France 24 à TV5 Monde, ce qui reviendrait à réduire l'information de la chaîne francophone à la seule voix de la France. Quand on sait que la télévision française, y compris France 24, ne brille pas par son indépendance politique, on comprend les réticences des autres pays francophones. La Belgique n'hésiterait pas à se retirer de TV5 Monde si celle-ci se transformait en «outil de rayonnement franco-français», a déclaré cette semaine la ministre belge de la Culture, Fadila Laanan. Jean Charest ne devrait pas hésiter à lancer le même ultimatum.
S'il parvient à arracher au premier ministre François Fillon ne serait-ce qu'une petite clarification à ce sujet, son voyage n'aura pas été inutile.
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