C'est l'heure du châteauneuf !

Boire le bon vin au bon moment. Je veux dire: boire le type de vin qui colle au mieux à la situation, au contexte, à l'atmosphère. Tout est là. On ne le répétera jamais assez. D'ailleurs, vous viendrait-il seulement à l'idée de servir un faisan braisé aux marrons avant un salmis d'ortolans ou une poularde de Bresse glorieusement troussée, pardon, truffée, avant des oeufs de pintade frits à la graisse de caille, relevés d'un coulis d'écrevisse, le tout arrosé d'un exécrable cru de Montreuil? Même Brillat-Savarin aurait un malaise gastrique dans sa tombe. Quel gâchis!
De même, il serait fort déplacé de servir un 1er juillet, à l'ombre d'une terrasse par 32 beaux degrés Celsius, un Châteauneuf-du-Pape musclé par un volume d'alcool de 15 beaux degrés. Alors, janvier? C'est l'heure du Châteauneuf, pardi! Pour ma part, c'est cyclique, c'est même moléculaire. Comme un retour de métronome, j'ai besoin de la somme des 13 cépages officiels de la célèbre appellation contrôlée comme autant d'épaisseurs pour passer l'hiver sous mon capot de castor. Du réconfort, de la chaleur, de la couleur et des flaveurs affirmées: ici, j'en ai pour mon bonheur.Cette appellation de plus de 3000 hectares, située entre Orange et Avignon, est devenue depuis quelques années la coqueluche des amateurs et autres aventuriers de galets roulés. Châteauneuf-du-Pape est une «marque forte» que s'arrachent Chinois, Américains et Japonais alors que les prix — qui, il est vrai, accusaient un certain retard depuis, eh bien, depuis César et ses Romains — se sont ajustés à la hausse, tout comme la qualité des vins, d'ailleurs. Hormis ceux qui ne font pas correctement leurs devoirs à la maison (et aux vignobles), l'appellation posh and trendy des Anglo-Saxons n'a plus aujourd'hui l'apparence du paysan équarri à la hache, rustique dans la forme comme dans le fond.
J'en avais déjà fait l'expérience sur le terrain en allant rencontrer chez lui, il y a près de 20 ans déjà, un certain Jacques Reynaud, à Rayas. J'avais alors saisi l'immense potentiel du grand grenache noir entre les mains d'un homme réputé pour son anticonformisme notoire. Quel vin, messieurs dames! Mais comment diable ce Reynaud (qui, ce jour-là, avait malicieusement fait poireauter sous le platane pendant des heures, par 33 beaux degrés Celsius, nul autre que Robert Parker) arrivait-il à tirer, d'une cave et d'un chai d'élevage au look plus près de celui des écuries d'Augias que des écuries Ferrari, l'essence aussi subtile d'un cépage pas nécessairement né pour briller dans les salons parisiens?
Ne me dites pas que c'est parce que ses pieds de grenache étaient greffés sur R110 avec des rendements inférieurs à 16 hectolitres à l'hectare: vous risqueriez de percer la bulle du mystère. Non, laissons entier le mystère, tout comme nous laissons le vieil homme reposer en paix. Seulement, ce jour-là, et c'est encore gravé dans le sillon de ma mémoire, Rayas s'était élevé au niveau des plus grands bourgognes et des plus brillants bordeaux.
Tout ça avec du grenache. Eh oui, du grenache. C'est d'ailleurs le cépage roi à Châteauneuf-du-Pape avec près de 80 % de l'encépagement, lui-même le plus souvent fréquenté par six complices (comme aime à les nommer l'auteur Michel Dovaz) qui n'ont rien de malfrats ni de truands non plus, soit, en rouge, les mourvèdres, cinsaults et syrahs et, en blancs, les bourboulencs, clairettes et roussannes. Après, c'est une affaire de style.
Chaque vigneron y va de son jeu d'aquarelle, avec ici des vins plus construits, plus colorés, ou, là, des cuvées plus texturées, plus subtiles, plus diaphanes. Bref, il n'y a pas un mais des châteauneufs. En voici quelques-uns qui sont disponibles, histoire de réchauffer le muscle cardiaque, de faire rosir joues et lobes d'oreille et d'attendrir le marcassin au marasquin en cocotte! N'oubliez pas la carafe...
Les élancés
Plutôt parfumés, détaillés et souples, les élancés ne sont ni des monstres de couleurs ni des montagnes de muscles. Le Domaine de Nalys est un bon exemple du style. Aussi: la Fiole du Pape (30 $, n° 012286), une initiation pour un «multimillésime» dont on souhaiterait plus d'ambition (**1/2, 1); Cabrières 2004 (32,50 $, n° 961946, ***, 1) et Vieux Lazaret 2005 (28,05 $, n° 969733, ***, 1), deux classiques pour ceux qui veulent pousser plus loin l'initiation; enfin, La Gardine 2005 (34 $, n° 022889), souple, intègre et complet, l'archétype du bon châteauneuf approchable en jeunesse (***1/2, 1).
Les sophistiqués
Ils ont de la race et sont très bien élevés. Le Clos des Papes en est un bon exemple. Aussi: Beaurenard 2005 (40 $, n° 872044), ensemble parfumé et vineux alliant souplesse et musculature (***1/2, 2); La Nerthe 2004 (53 $, n° 10224471), au profil détaillé et à l'élevage soigné, la Cuvée des Cadettes est un must! (***1/2, 2); Chante le Merle 2005 (68 $, n° 725879), au profil nuancé, élégant, de belle longueur (****, 2); Grand Veneur 2004 qui, à 38,50 $ (n° 964346), est une belle affaire en raison de sa diversité aromatique et de la suavité de ses tanins (****, 2); enfin, bien sûr, Beaucastel qui, en 2004 (89 $, n° 520189), a livré un vin de longue garde. Sève élancée, race féline, style et longueur (****, 3).
Les musclés
Ils ont non seulement du coffre mais aussi de la classe, avec une noblesse paysanne derrière. La Réserve des Célestins d'Henri Bonneau en est un bon exemple. Aussi: Domaine du Vieux Lazaret «Cuvée exceptionnelle» 2004 (45 $, n° 10676881), où on se fait plaisir avec un fruité substantiel bien enrobé, profondeur en prime, signé Jérôme Quiot (***1/2, 2); aussi, côté négoce, le Châteauneuf-du-Pape 2003 de chez Guigal (51 $, n° 349498), qui a emmagasiné ici énergie et synergie de cépages sur un ensemble qui appelle la bonne chère. Deux heures de carafe sans problème (***1/2, 2).
- Potentiel de vieillissement du vin 1: moins de cinq ans; 2: entre six et dix ans; 3: dix ans et plus. ©: le vin y gagne avec un séjour en carafe.
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Les vins de la semaine
La belle affaire
Tocado 2006, Bodegas Borsao, Aragon, 8,75 $, n° 10845701
Du grenache? En voilà du frais, du souple, du pas compliqué! Ça croque sous les maxillaires et ça donne envie de poursuivre sans sortir les crocs, car la matière est belle, coulante, accrocheuse. Un nouveau produit régulier qui, s'il persiste sur cette lancée, se retrouvera dans le Guide Aubry 2009! 1.
Le moelleux
Château Coulac 200, Sainte-Croix-du-Mont13,05 $ les 375 ml, n° 10269564
Voilà une demi-bouteille de moelleux tout bon, tout simple, avec ce qu'il faut de confit et de fraîcheur pour installer la liqueur sans alourdir le palais. Nuances d'abricot, d'orange d'Espagne et de céleri capables de remplacer le soleil de janvier qui, de toute façon, n'est qu'une décoration! 1.
La primeur en blanc
Haberle, Pinot Bianco 2006, Alois Lageder, Alto Adige, 24,15 $, n° 898395
Comment résister? Je vous le demande. Il y a quelque chose de coquin et de précis ici, quelque chose d'immédiat, de pur, d'affriolant dans le fruit, mélange de poire fraîche, de pêche au sirop et de mandarine qui réjouit. De plus, c'est tonique et admirablement bien vinifié. Lageder à l'apéro? Encore! 1.
La primeur en rouge
Château les Hauts-Conseillants 2005, Lalande de Pomerol, 35,50 $, n° 912170
Rien à voir avec un pomerol: ce vin est habillé de lin plutôt que de velours. Le tanin fruité y est bien serré et abondant, juste souple à la première gorgée, plus redoutable à la seconde. Le tout offre de la maturité, de la fraîcheur et un élevage qui encadre sans dénaturer. Un beau vin pour la cave ou sur le magret de canard. 2.
Le vin plaisir
Duas Quintas 2005, Ramos Pinto, Douro, 17,10 $, n° 10237458
Largement commercialisée en Europe comme chez nous, cette cuvée d'une extraordinaire constance qualitative offre ce qui se fait de mieux à ce prix en matière de Douro sec. Un rouge moderne mais tout de même original par sa composition et par l'écho des terroirs, d'une sève fruitée soyeuse, étoffée, vineuse et peu acide, bref, gourmande! 1.
- Jean Aubry est l'auteur du Guide Aubry 2008 - Les 100 meilleurs vins à moins de 25 $.
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