Scorsese dans l'oeil de Mathieu

Marrakech — Martin Scorsese, grand cinéaste américain s'il en est, auréolé aussi de ses récents Oscars, se révèle le héros incontesté de ce septième Festival de Marrakech. Reçu ici pour la troisième fois, il croule sous les honneurs cette année. Comme bien du monde, les charmes de l'ancienne cité impériale l'ont depuis longtemps ensorcelé. Il dit oui aux invitations marocaines, se refuse ailleurs.
Scorsese était covedette de l'hommage rendu à Leonardo DiCaprio lors de la soirée d'ouverture du festival. Le cinéaste de Taxi Driver a accordé ici une conférence de presse en plus d'une classe de maître. On l'a retrouvé devant l'écran extérieur de la place Djemáa el-Fna, avant la projection de son Aviator.Le lendemain, sur la même place mythique, son regard timide parcourait une foule monstre massée devant le documentaire Transes (Al hal), du Marocain Ahmed El Maanouni, première oeuvre restaurée par la World Cinema Foundation que Scorsese préside. Il avait lancé celle-ci à Cannes au printemps dernier. But de l'opération: redonner leur lustre perdu aux oeuvres à la fois oubliées et essentielles.
Voilà que la copie restaurée de ce Transes (réalisé en 1981), suivant le groupe musical Nass El Ghiwane, était rendue publique pour la toute première fois ici même à Marrakech, dans le pays qui l'avait enfanté. Un film vraiment magique, au fait, sur la musique rituelle des Gnaouas mêlée à des sources égyptiennes. Ses accords hypnotiques qui avaient embrasé le Maroc des années 70 et 80 demeurent cultes depuis. Le groupe se produisait sur scène avant la projection. D'où le délire.
Il fallait voir, aux premiers rangs de cette foule marrakchie, tous ces jeunes hommes, eux-mêmes en transes — les rares spectatrices, avec ou sans foulard, contemplaient tristement le spectacle de loin —, entonner les paroles des chansons, en scandant le rythme de tout leur corps. Scorsese se dit fou de Transes et de sa musique depuis qu'il a regardé le documentaire en boucle sur une chaîne américaine câblée en 1981. Dimanche soir dernier, il a fini par rire de joie avec l'orchestre.
Scorsese par-ci, Scorsese par-là. Il surgissait des quartiers modernes et de la médina, donc, des quatre coins de cette ville rouge, mais pas seul. Un grand gars captait chacune de ses apparitions à l'aide de sa petite caméra vidéo haute définition. Si bien que les gens ont fini par demander:
— C'est qui ce type qui filme tout le temps Scorsese? Vous le connaissez?
— Ben oui. C'est Mathieu Roy.
On s'était donné rendez-vous dans les jardins de l'hôtel Al Mansour. La veille, Mathieu avait passé la soirée avec Scorsese et DiCaprio. De toute façon, sa caméra avait mission de les suivre. Lorsqu'il ne filmait pas, il écoutait: Scorsese est une encyclopédie du cinéma ambulante et adore partager sa science. Ça tombe bien, Mathieu aime écouter.
Notre concitoyen cherchait aussi dans les coulisses du festival marocain des partenariats pour son prochain film, adapté d'A Short History of Progress du Canadien Ronald Wright, dont Scorsese a accepté de devenir producteur exécutif. Mathieu a déjà réalisé en 2005 un documentaire sur François Girard. Mais ce prochain long métrage, produit par Daniel Louis de Cinémaginaire, très ambitieux (3,7 millions de dollars dont une enveloppe canadienne de 2,2 millions, déjà trouvée), sera tourné dans une quinzaine de pays. Il aborde les erreurs des civilisations passées, en parallèle avec nos propres folies contemporaines, aux lourdes conséquences pour l'environnement.
Depuis que le destin du jeune Montréalais a croisé celui de Scorsese en 2003, alors qu'il l'assistait sur le tournage de The Aviator, le mentor et son protégé n'ont pas coupé les ponts. Le grand cinéaste s'est attaché à lui, lui parle cinéma, le guide à l'occasion. À Marrakech, Mathieu a été chargé de filmer les déplacements de Scorsese pour sa World Cinema Fondation, histoire de réaliser un petit montage d'une quinzaine de minutes, à faire circuler dans les festivals.
La tournée de Scorsese se poursuivait cette semaine au Mali. La productrice de Scorsese, Emma Tillings, avait suggéré le nom de Mathieu pour capter toute cette tournée. Sa soeur, Isabelle Roy, est ambassadrice du Canada au Mali. Comme il avait déjà passé un mois et demi à parcourir le pays, Mathieu pouvait servir de guide à l'équipe new-yorkaise.
Scorsese a tourné deux films au Maroc: The Last Temptation of Christ, dont la musique est inspirée de celle du film Transes, et Kundum, recréant le Tibet; deux oeuvres à caractère spirituel. C'est ce que le désert du Maroc et le dédale de ses villes lui évoquent. Mais jamais encore il n'avait mis les pieds en Afrique sub-saharienne. Cet autre monde. Il a fallu que le cinéaste malien Suleymane Cissé, qui a parrainé à ses côtés la World Cinema Foundation, insiste à maintes reprises pour le recevoir. Scorsese est si occupé.
L'Afrique noire possède encore moins les moyens de restaurer ses propres films phares que le Maghreb ou certains pays d'Asie. La visite de Scorsese suscitait pleins d'espoirs. Et puis le cinéaste amoureux de musique se promettait de rencontrer là-bas de grands chanteurs africains. Dans sa série télé sur le blues, un segment était bien tourné au Mali, mais c'est Spike Lee qui l'avait tourné. Scorsese découvrait alors les savanes du continent profond.
Mathieu, de son côté, entend bien retourner au Mali dans un mois, afin d'effectuer des repérages pour A Short History of Progress. Il avait été question de mêler un aspect fiction au documentaire, mais cette fiction fait l'objet désormais d'un projet particulier. Le mariage des deux embrouillait le scénario.
Avec l'appui de Scorsese ou pas, le cinéaste québécois se propulse comme une balle. Après avoir quitté le Mali, il s'envole à Venise travailler trois semaines aux côtés du pianiste compositeur Louis Lortie. Ce dernier cherche un montage visuel à projeter sur écran lorsqu'il jouera son programme Mort à Venise.
«Quant au tournage d'A Short History of Progress, c'est pour 2008», promet Mathieu.
Mais aura-t-il vraiment le temps de souffler d'ici là? On s'interroge...
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