En aparté - Chronique d'une résistance
Imaginez Robert Lepage ou encore Michel Tremblay qui refuseraient de voir leur théâtre joué au Québec en signe de protestation politique. L'affaire apparaît, bien sûr, aussi invraisemblable qu'improbable.
Pourtant, en Autriche, en 2000, lorsque des radicaux enveloppés d'un parfum d'avant-guerre reviennent au pouvoir contre toute attente, Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature, décide d'interdire les représentations de ses pièces. Plus aucune ne sera jouée en son pays. «J'avais tout essayé en matière de protestation. Il me fallait recourir à un moyen totalement différent», explique-t-elle dans un long entretien accordé à Christine Lecerf publié aux Éditions du Seuil.Jelinek se désespère alors de l'amnésie des Autrichiens. Jörg Haider vient de prendre les commandes de l'État. Le peuple autrichien semble avoir oublié les pires dérives de son histoire, lui semble-t-il, tout en critiquant le fait que la presse ait dangereusement failli à sa mission de démocratisation.
Donc, refus tout net de collaborer par son art à la bonne conscience d'un régime pareil! Plus de théâtre, parce que les théâtres eux-mêmes sont aussi, dit-elle, des lieux où une certaine bourgeoisie au pouvoir se réunit pour s'autocongratuler, les soirs de première. Les théâtres? Un lieu où, le soir venu, le vice se promène au bras du crime, parfaitement assuré de sa légitimité. Alors, plus de ça!
Tout au long de sa vie, Jelinek, dont l'imposant roman Enfants des morts vient de paraître en français, agit avec une obstination et une lucidité pénétrante. Écrire, publier, jouer, tout cela est aussi pour elle la marque d'un engagement, autant en littérature qu'en société.
Dans L'Art de se taire, publié en 1771, un livre qu'il convient de relire de temps à autre, l'abbé Dinouart explique qu'«on ne doit jamais cesser de retenir sa plume, si l'on n'a quelque chose à écrire qui vaille mieux que le silence». L'art de se taire, pour cet abbé, n'est pourtant pas celui de ronger son os, de se rouler au niveau des chiens, puis de mourir, son jour venu, en silence. Il s'agit certes d'être au sol, tout bas, mais comme une fleur. Dans cette perspective, Jelinek n'a pas cessé d'écrire pour dénoncer les dérives populistes du gouvernement autrichien. Bien au contraire.
En Italie, l'auteur de Petits malentendus sans importance, le saisissant Antonio Tabucchi, n'a pas cessé non plus d'écrire après l'arrivée de Sylvio Berlusconi. Il a plutôt donné à lire, autant à l'étranger qu'en son propre pays, une suite de chroniques où il démonte, un à un, les mécanismes par lesquels le gouvernement de Sylvio Berlusconi s'est installé à la tête du système italien.
L'oeuvre d'art, montre-t-il, peut aussi devenir une oeuvre de résistance. Qui a dit que la politique devait être maintenue dans des bureaux de fonctionnaires et dans ceux des illettrés mis à leur service? «Comme si la politique n'était pas elle-même culture, n'était pas faite d'idées, d'instances, de modèles socio-culturels!», écrit Tabucchi dans Au pas de l'oie, un livre qui rassemble ses «chroniques de nos temps obscurs».
Duplessis est mort? Pas si sûr, écrivait Pierre Vadeboncoeur, juste après nos dernières élections très provinciales. Il a bien été porté en terre par des policiers provinciaux, affublés pour l'occasion de curieuses coiffes dignes des petits Blancs coloniaux qui souillaient l'Afrique, mais un certain esprit de ce régime a continué de flotter chez les vivants, sans parler non plus du populisme du Crédit social qui erre encore ici et là dans les consciences. Le Crédit social? La peur de l'étranger, la crainte de la grande ville, la pensée magique appliquée à l'économie, la famille, le travail, la patrie... Toujours vivant, cet esprit populiste du Crédit social.
Même morte et enterrée, du moins si on en croit Elfriede Jelinek, «l'histoire ressort toujours un bras de la tombe». L'écrivaine affirme même que, dans un pays comme l'Allemagne ou l'Autriche, «l'histoire ne peut pas mourir»... Louis Hémon, dans son célèbre Marie Chapdelaine, n'affirmait pas autre chose lorsqu'il écrivait qu'«au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer». Mais l'histoire nous condamne-t-elle vraiment à rejouer les scènes de nos propres horreurs politiques sous des formes à peine renouvelées?
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