Génial, Hub

J'avais 17 ans et j'étais drôlement sérieux, pour mon âge, car je lisais Le Devoir. C'est dans le courrier des lecteurs de ce journal que j'ai lu pour la première fois le nom d'Hubert Aquin. De cet homme qui, apparemment, venait de s'ôter la vie en laissant un message dans lequel il affirmait que son geste était «l'acte d'un vivant», déclaration dont l'auteur d'une lettre ouverte publiée dans les pages d'opinions du quotidien contestait la logique: oui, on est forcément vivant au moment où on se suicide, et après, on ne l'est plus. Pas de quoi se vanter, en somme.

J'ai aujourd'hui l'âge qu'avait Aquin lorsque, un beau matin, il a embrassé sa femme et est monté dans sa voiture avec un fusil de chasse comme on part pour le bureau. Et il y a encore un référendum lié à une victoire électorale du Parti québécois dans l'air, comme dans le temps, mais c'est à peu près la seule chose qui n'a pas changé. Si on me demandait à moi, homme de mots, d'en choisir un seul pour exprimer l'abîme d'une densité de trou de mémoire noire qui nous sépare aujourd'hui du grand écrivain engagé et de son époque, ce serait celui-ci: révolution. Mot dévalué au possible, et qui ne fait plus rêver personne, qui porterait plutôt à rire. L'impossibilité de l'utiliser autrement que comme caricature mesure très exactement la distance qui existe entre nous et le Hubert Aquin qui pouvait grimper sur la tribune et s'écrier devant les membres du RIN: «La révolution est un acte d'amour et de création!» Personne n'avait envie de rire en 1963. Et c'est ce qui explique que la tendance ô combien répandue à déplorer le retrait des intellectuels de la chose politique est à peu près absente chez moi. Je nous comprends: être un rêveur professionnel et vouloir moins que la révolution, c'est décidément ordinaire. Je me vois mal aller appuyer André Boisclair en psalmodiant dans un micro: «La consultation populaire tenue le plus rapidement possible à l'intérieur d'un prochain mandat est un acte d'amour et de création!» Sans compter qu'il faut ensuite aller le répéter à Tout le monde en parle sous peine de n'être pas entendu des gogos, de passer, collectivement parlant, dans le beurre. Hubert Aquin aurait 77 ans aujourd'hui. Ça ne nous rajeunit pas. Mais lui, oui.

Un an après cette explosion de lyrisme au congrès du RIN, Aquin, intellectuel et militant indépendantiste connu, dont le nom n'est encore accolé à aucun roman publié, fait parvenir au Devoir, le 18 juin 1964, un communiqué où il annonce (claironne, pour ainsi dire) son passage à la clandestinité. La nouvelle, parue sous le titre «Hubert Aquin quitte le RIN et choisit l'action clandestine», lui vaut environ 150 mots dans les pages intérieures du quotidien. C'est l'époque de la militarisation du mouvement indépendantiste illégal. François Schirm jette les bases d'une armée révolutionnaire et ouvre un camp d'entraînement à la guérilla en Mauricie. Où ça? En Uruguay? En Bolivie? Non, au Québec. J'ai beau savoir que la double vie de nos felquistes était toute relative et parfaitement documentée par les services secrets de l'époque, je ne connais aucun équivalent, dans aucun pays, d'un militant faisant annoncer ainsi par les journaux sa conversion à l'action secrète. Aquin semblait croire qu'on ne libère pas une nation catholique sans se prendre soi-même pour le Christ. Dans les extraits cités par Le Devoir, le ton de son adresse au peuple québécois laisse quelque peu rêveur: «Je serai éloigné pendant quelque temps», prévient-il, avant d'ajouter qu'il reviendra... «La révolution s'accomplira. Vive le Québec.» Bref, Hubert à Côte-des-Neiges et Che Guevara au Congo, même combat!

Le plus surprenant dans ce grandiose épisode «à suivre» serait bien qu'il n'ait rien à voir avec ce qui fut parfois présenté, par la suite, comme un soudain accès de douce folie, réclamant notre indulgence au même titre qu'un Jean-Paul Sartre partant faire de la résistance à bicyclette en Provence. De fait, Louis Fournier, dans son Histoire d'un mouvement clandestin, mentionne qu'Aquin aurait été en contact avec certains éléments du réseau de La Cognée. Et comme on échappe difficilement aux symboles, c'est à l'ombre de l'oratoire Saint-Joseph qu'il sera arrêté après un gros mois de cavale, au volant d'une voiture volée et en possession d'un bon vieux calibre .38. Et si vous avez ne serait-ce que frôlé en passant l'iceberg intitulé Neige noire, vous connaissez peut-être la fascination aquinienne pour le personnage d'Hamlet. Quoi d'étonnant dès lors à ce que cet homme, qui fut à la fois un révolutionnaire à la gomme et un auteur s'égalant en pensée aux plus grands chefs-d'oeuvre de la littérature universelle, choisisse, pour s'en sortir, de simuler la folie? Il s'écoulera à peine un an avant que ne paraisse, aussitôt salué, avec une emphase quasi gaullienne par l'inimitable Éthier-Blais dans les pages (eh oui) du Devoir, le premier roman de «notre grand écrivain canadien-français».

Hamlet, à force de feindre l'égarement, devient-il réellement fou? Et qui a raison? Ceux qui croient que don Quichotte est vraiment tombé sur la tête ou ceux qui, hôtes ou voyageurs de rencontre, sont frappés de l'apparence sagesse de ses propos? J'ai beau relire cet article de 150 mots dans Le Devoir du 19 juin 1964, m'attarder à la signature pleine de superbe et de suspense du mythomane qui s'assume et signe: Hubert Aquin, commandant de l'Organisation spéciale, je n'arrive pas à décider si j'ai affaire à un dément gentiment délirant ou à l'intellectuel le plus brillant produit par le Québec de la Révolution tranquille. Probablement un peu des deux. C'étaient, comme on dit, des années folles. Et impossible, ici, de ne pas remarquer que l'autre folie qui caractérise cette période d'intenses bouleversements politiques, celle, doucement ferronienne et ironique, du Parti Rhinocéros, a beaucoup mieux résisté à l'épreuve du temps. L'ironie rhino contre le lyrisme riniste... «Le parti est un instrument de la révolution», écrivit Aquin dans son appel du 19 juin 1964. Bien plus modestement, Ferron fonda le sien pour, de son propre aveu, tenter de désamorcer un climat de violence qui, il l'avait compris, était déjà créé et entretenu en bonne partie par les services policiers. Son Colt .38 à lui prendrait la forme d'épîtres adressées au directeur du Devoir. Et c'est lui et René Lévesque que nous avons suivis, sur ces chemins où nous ne sommes qu'une voix parmi d'autres, et c'est tellement moins bandant que la flamboyance révolutionnaire, la démocratie...

Est-ce à dire que l'oeuvre d'Aquin a mal vieilli? Nullement. Quand je me rappelle ma première lecture de Trou de mémoire, je suis parfois porté à me demander sous l'effet de quelle drogue j'étais, et l'évidence s'impose aussitôt: je ne prenais rien, rien d'autre que ces mots qui m'entraient dans la peau. Je me permets de redire ici, au cas où mes amis Péan, Lemelin et Ricard ne m'auraient pas écouté la première fois, que le meilleur Aquin, donc le plus humain, est présent dans la prose enflammée de Prochain épisode et de Trou de mémoire, mais beaucoup moins dans L'Antiphonaire et Neige noire, où l'esprit de sérieux qui guette toute l'oeuvre m'a toujours paru triompher. Se trouve aussi dans son journal et ses notes accessibles au grand public, là où le «grand écrivain canadien-français» donne parfois l'impression de cesser enfin, le temps d'une phrase ou deux, mais si peu, de porter le monde sur ses épaules. De tout ce qui est sorti de cette plume, rien ne m'émeut davantage que la simple notation suivante au bas d'un plan de livre esquissé à la va-vite sur une page de cahier: «Génial, Hub.» Souligné trois fois. Et il m'arrive de le penser aussi.

hamelin3chouette@yahoo.ca

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