Et puis euh - Damné progrès

On dira ce qu'on voudra, le progrès n'a pas que de bons côtés dans la vie, même si celle-ci en a, des fois. Comme retombées du progrès, on peut notamment noter le chauffage de la planète, qui provoque la fonte de la calotte et fait donc courir au hockey professionnel le risque réel d'avoir à céder le pas au water-polo ou peut-être même à la nage synchronisée. Certes, objecterez-vous, le water-polo présente l'inénarrable avantage de mettre aux prises le même nombre de joueurs en jeu que le hockey professionnel, ce qui ferait en sorte de ne pas nécessiter un bouleversement profond de la stratégie, sauf peut-être en ce qui a trait à la trappe, car une trappe par 12 pieds de fond a des effets potentiellement délétères, au nombre desquels la noyade par submersion.

Quant à la synchromachin, s'il ne s'agit pas de l'exercice de criss-cross minuté au pouce près auquel se livre déjà le trio de Kovalev et Samsonov, je veux bien réviser toutes les certitudes que j'ai acquises à propos du hockey professionnel depuis 40 ans, à commencer par le fait que Kerry Fraser n'aurait pas été décoiffé s'il s'était trouvé dans le chemin de Katrina et que le but d'Alain Côté était bon.

Heu, à vrai dire, non. Le but d'Alain Côté n'est pas négociable. Désolé.

Autre conséquence néfaste du progrès: la dope. S'il n'y avait pas de drogue à la fine pointe de la technologie, il n'y aurait pas de suspicion au sujet de l'usage de drogue à la fine pointe de la technologie. Prenez par exemple Mark McGwire. Bien qu'ayant frappé plus de coups de circuit en moins de temps qu'il n'en faut pour hurler «Chiqué!», McGwire n'a reçu, mardi, que 23,5 % d'appuis lors de la séance annuelle d'élections au Temple de la renommée du baseball. Comme il faut 75 % pour être intronisé, mettons que, ainsi que le disait Rodger, c'était même pas proche. Et il existe une bonne raison à cela.

C'est que McGwire se trouve fortement soupçonné de. La carrure soudaine des épaules, voyez-vous, la troncd'arbrisation des bras, l'idée générale que des barres tendres ingurgitées isolément n'arriveraient pas à provoquer une mutation aussi radicale si vite. Oh, remarquez, il n'a rien fait d'illégal, McGwire, ni rien d'interdit par les règlements du baseball majeur à l'époque (grosso modo, la deuxième moitié des années et la première moitié de la décennie 2000, désormais appelée par le monde qui s'y connaît «The Steroid Era»). Mais ce sont des journalistes qui votent l'accès au Temple de la renommée, et vous savez comment sont les journalistes.

Vous ne savez pas comment sont les journalistes? Approchez-vous, je vais vous le dire si vous promettez de ne le répéter qu'à quelques personnes. Les journalistes sont tout excités lorsqu'il se passe quelque chose, car ils ont pour mission de le raconter, en plus d'avoir le sentiment d'être au coeur de l'action. L'histoire qui se fait, on n'en verra plus des comme ça, j'étais là et toutes ces choses. Donc, quand McGwire frappait plein de circuits et livrait des luttes épiques de longues balles avec Sammy Sosa, les journalistes ne se pouvaient plus et beurraient des pages et des pages et remplissaient des heures et des heures d'ondes à rapporter les exploits des héros, à dire à quel point tout ça était à décoller la tapisserie, à témoigner de ce que, pour se requinquer le divertissement, y a rien messieurs dames comme le merveilleux monde du sportª. Des substances louches dans le cocktail? Ben voyons donc.

Mais quand, des années plus tard, le proverbial chat est pris la main dans le proverbial sac duquel il sort proverbialement, quand Mark McGwire, après avoir reconnu qu'il avait consommé de l'androstenedione, va devant le Congrès des États-Unis d'Amérique qui tient des audiences sur la chose et déclare sous serment «Je ne suis pas ici pour parler du passé», quand les autorités du baseball majeur se décident enfin à rendre obligatoires des tests de dépistage et à imposer des sanctions plus ou moins bidon, les journalistes, qui appliquent un code moral tellement élevé qu'il manque d'oxygène et disent au monde les vraies affaires, s'indignent: «Non mais ça prend tu une bande d'hypocrites, calvette. Faire ça au passe-temps national des USA. Si nous ne nous retenions pas en tant que journalistes soucieux d'objectivité, nous... nous... enfin, nous dirions aux gens quoi penser.»

Alors les journalistes votent contre l'intronisation de Mark McGwire. Surtout que McGwire, après être allé ne rien dire devant le Congrès, n'a plus rien dit et ne s'est plus montré en public (en plus, il paraît qu'il vit dans une enclave immobilière quelque part en Californie). Or, messieurs dames, voici une loi d'airain de la vie médiatique: quelqu'un qui refuse de parler aux journalistes est quelqu'un qui a quelque chose à cacher. Les journalistes, le saviez-vous, jouissent d'un droit inhérent, octroyé par Dieu soi-même en personne, à interviewer qui bon leur semble et à obtenir des réponses à leurs questions, qui sont les vraies questions, les questions que tout le monde se pose. Motif: le public a le droit de savoir, mon vieux.

Maintenant, on va voir si les journalistes, qui sont des êtres presque parfaits, sont non seulement d'une droiture morale à toute épreuve mais aussi conséquents. Car si on suit la logique de la «Steroid Era», on ignore qui, au juste, s'est adonné à la gonflette ou aux gélules surperformantes pendant cette période trouble. Quels frappeurs? Sosa, Bonds, personne de bonne foi n'en doute, mais quels autres? Et quels lanceurs, puisque, selon certaines études, un lanceur bénéficie encore plus du traitement qu'un frappeur? On sait pas. Il faut donc, nécessairement, qu'on barre à tous ceux qui ont joué entre 1995 et 2003 (environ) l'accès au Temple de la renommée.

Et vous pensez qu'ils vont le faire? Hé hé. Vous oubliez que les journalistes ont toujours d'excellents prétextes pour changer d'idée, pour dire que c'est pas pareil, pour tourner en «précision» un erratum, pour s'excuser non pas de s'être mis le doigt dans l'oeil jusqu'à la cheville mais que vous n'ayez pas été à même de saisir toute la complexité et toutes les nuances de leur réflexion.

La prochaine fois, nous verrons comment le progrès peut aussi prendre la forme inattendue d'un ballon et faire reculer l'humain lorsqu'il ne peut plus le mettre au four micro-ondes. Sérieux.

jdion@ledevoir.com

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