Benoît XVI en Turquie - Les fruits inattendus d'une visite étonnante

Le pape Benoît XVI était accompagné de hauts dignitaires religieux musulmans lors de sa visite à la Mosquée bleue, à Istanbul, jeudi dernier.
Photo: Agence Reuters Le pape Benoît XVI était accompagné de hauts dignitaires religieux musulmans lors de sa visite à la Mosquée bleue, à Istanbul, jeudi dernier.

En quelques gestes mûrement réfléchis, le pape Benoît XVI a renversé en Turquie, à l'étonnement général, une situation qui risquait de tourner à la catastrophe. Tant sur le plan religieux que politique, le voyage qu'il vient de faire dans cette vieille terre chrétienne — aujourd'hui musulmane — laisse un bilan non seulement positif dans l'immédiat, mais aussi chargé d'espoir pour l'avenir. Il pourrait en sortir, en effet, un modèle nouveau pour les pays aux prises avec des allégeances conflictuelles.

Née d'une invitation du patriarche grec-orthodoxe Bartholomée 1er, la visite du pape avait pris, avant même de débuter, une tournure dramatique. Benoît XVI, dans cette reprise du dialogue avec l'autre grande confession chrétienne, allait-il provoquer un pire affrontement avec l'islam, déjà ulcéré par ses propos de Ratisbonne? Et la Turquie elle-même ne risquait-elle pas de ruiner, en cas d'explosion islamiste, son entrée dans l'Union européenne?

Rien de tel ne s'est produit. Certes, là comme ailleurs, les problèmes de coexistence religieuse ne se sont pas miraculeusement dissipés. Ainsi, l'antagonisme entre l'islam et le monde chrétien, accidentellement ravivé par Benoît XVI, aura été seulement apaisé par sa prière à la Mosquée bleue. De même, entre catholiques et orthodoxes, divisés depuis plus de mille ans, la réconciliation n'est qu'amorcée. Pourtant, à cette occasion, on n'a pas seulement évité le pire.

Avec une habileté diplomatique et une sensibilité culturelle remarquables, les participants ont dégagé, dans une région désespérément violente et bloquée, des perspectives enfin encourageantes. L'histoire dira si ces espoirs vont croître et porter leurs fruits. Pour l'heure, cependant, un changement de ton — de part et d'autre — et un climat d'ouverture auront causé une heureuse surprise.

Benoît XVI a su manifester sa solidarité avec les vieilles communautés chrétiennes de Turquie, ces héritières de l'Église antique, sans heurter la population musulmane du pays. Au contraire, en priant avec des musulmans comme son prédécesseur, Jean-Paul II, l'avait fait avec des juifs, il aura confirmé la compatibilité des grandes confessions monothéistes. Du même coup, Benoît XVI a écarté, aux yeux des Occidentaux du moins, l'image de violence encore accolée à l'islam.

Quant à la Turquie, elle est encore loin de l'Union européenne, mais un obstacle de taille a été écarté. Une grande peur retardait ces années-ci son acceptation dans l'Union: ce pays, disait-on, n'a rien de commun culturellement avec l'Europe. Or, on ne pourra plus invoquer cette opinion soutenue, avant son élection à la papauté, par Joseph Ratzinger. Benoît XVI a confirmé la vocation européenne de la Turquie. Les autorités turques n'en attendaient pas tant. Un tel virage est spectaculaire autant que bienvenu.

Ankara en avait aussi contre l'idée du «choc des civilisations». Or, entre la civilisation musulmane et la civilisation occidentale, s'il doit y avoir un choc, il ne se produira pas aux portes de l'Europe. D'abord, non seulement le monde musulman du Proche-Orient repose, comme celui de Maghreb, sur la chrétienté antique, mais depuis toujours, il fréquente aussi les sociétés, peu croyantes aujourd'hui, qui en sont nées.

Surtout, s'il est un pays qui ne risque pas d'implanter l'extrémisme religieux en Europe, c'est bien la Turquie, où les musulmans ont renoncé à faire de l'islam une religion d'État. Ou même une caractéristique fondamentale de toute vie sociale. Avec le père fondateur de la Turquie moderne, Atatürk, ce pays aura même poussé plus loin que la France le culte de la laïcité.

La société turque
Les journalistes étrangers n'ont pas manqué de souligner l'ampleur des mesures de sécurité prises par Ankara pour la visite du pape. La police et l'armée avaient déployé, en effet, un dispositif sans précédent. D'aucuns auront trouvé là de quoi expliquer la soudaine absence de protestation contre la venue de Benoît XVI. Il faut chercher ailleurs les raisons d'un tel calme. Plus qu'à la main de fer des forces de l'ordre, ces raisons tiennent à la société turque elle-même.

En d'autres pays musulmans, il est vrai, les autorités politiques pactisent avec l'extrémisme et l'utilisent à leurs fins. En Turquie, au contraire, le gouvernement ne favorise pas l'islamisme radical. Les groupes qui ont protesté ne reflètent pas le sentiment populaire. Ils craignaient surtout que Benoît XVI, chef de l'État du Vatican, ne sape le caractère laïque de la Turquie ou sa souveraineté en matière religieuse. Un parti d'inspiration musulmane dirige, il est vrai, le gouvernement actuel. Mais, loin de vouloir établir une république islamique, il pratique une modernité qui fait du pays un succès inégalé dans le monde musulman.

Et surtout, les Turcs eux-mêmes, qui restent croyants, ne tiennent pas à faire de leur foi un article obligé des activités ou des institutions politiques. Une fondation d'études sociales et économiques a publié des résultats d'enquête significatifs à cet égard. Ainsi, la charia, que 21 % des Turcs souhaitaient voir devenir la loi du pays en 1999, n'est plus favorisée que par 9 %. Appuyée à plus de 40 % voici quelques années, l'existence de partis religieux ne l'est plus que par le quart de l'opinion publique. Les Turcs s'opposaient à 58 %, il y a dix ans, à l'établissement d'un État islamique. Ils s'y opposent à 76 % aujourd'hui.

Dans une entrevue au correspondant du Globe and Mail, l'universitaire Binnaz Toprak, qui a participé à cette étude, y voit un signe que la Turquie a commencé de pratiquer l'islam comme l'Europe pratique ses religions traditionnelles, choisissant d'en faire surtout une question personnelle ou privée, sans expressions politiques. Si l'islam y paraît plus important, a-t-elle expliqué au journaliste Doug Saunders, c'est que la liberté de religion permet aux croyants de s'exprimer davantage.

Pourtant, la laïcité turque est loin d'avoir trouvé un parfait équilibre entre le statut non confessionnel de l'État et les droits des confessions. Les minorités chrétiennes subissent encore des inégalités juridiques et des brimades sociales. Et une partie importante de la population musulmane ne se sent pas traitée équitablement. Aussi Benoît XVI a-t-il pondéré son appui à la Turquie européenne d'une plus nette reconnaissance des droits religieux.

Des islamistes radicaux avaient plutôt incité le pape à se convertir à l'islam. Ils auront été étonnés, comme maints pieux catholiques sans doute, de le voir, tourné vers La Mecque, prier dans une mosquée. Thomas d'Aquin en aura perdu sa théologie. Mais une plus étonnante «conversion» attend Benoît XVI. Il ne pourra parachever la réconciliation avec les Églises soeurs d'Orient, séparées de Rome depuis 1054, sans renoncer à la suprématie du chef de l'Église catholique.

Plus encore, en réaffirmant, contre cette fois les Églises orientales, qu'il n'y aura pas de Vatican grec-orthodoxe en Turquie, Ankara aura incidemment rappelé qu'il ne devrait pas y avoir de Vatican catholique-romain en Italie. Si seule une minorité de musulmans souhaite vivre sous un État confessionnel, quel catholique veut aujourd'hui d'un État pontifical? Paradoxalement, la papauté connaît plus de succès dans sa diplomatie politique extérieure que dans sa mission religieuse intérieure.

Bref, il n'y pas eu de violence régressive en Turquie, seulement la semence d'une révolution religieuse dont le moment peut-être approche.

redaction@ledevoir.com

*Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.

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