La frange mouvante

Michael Ignatieff: ses déclarations sur le conflit au Liban et sur la nation québécoise, survenues après l’élection des délégués, ont ébranlé des supporteurs, devenus du coup des proies alléchantes.
Photo: Michael Ignatieff: ses déclarations sur le conflit au Liban et sur la nation québécoise, survenues après l’élection des délégués, ont ébranlé des supporteurs, devenus du coup des proies alléchantes.

L'élection du nouveau chef du Parti libéral du Canada a commencé hier, mais malgré l'excitation ambiante, c'est le second tour, celui qui a lieu aujourd'hui, que les quatre principaux candidats attendent avec le plus de nervosité. C'est qu'en se levant ce matin, pas un d'entre eux ne pouvait prédire comment il s'en tirerait. Chacun bénéficie d'un noyau dur de supporteurs, mais il y a du mouvement à la marge et aucun ne peut mesurer exactement la taille de cette frange mouvante mais déterminante.

Quand les résultats de la sélection des délégués sont tombés, fin septembre, beaucoup croyaient que Michael Ignatieff, avec ses 1377 délégués, avait une avance qui pourrait être difficile à combler. Le déloger restait possible mais ardu. Au moment de glisser leur bulletin dans l'urne hier, les délégués ne savaient plus quoi penser. En deux mois, la donne a complètement changé, aidée en cela par les règles électorales en vigueur pour ce congrès et le temps qui a passé depuis le choix des délégués.

Il faut en effet oublier le nombre de délégués par candidat, les statistiques et les pourcentages qu'on vous serine depuis la sélection des délégués, en septembre. Ce matin, plus rien ne tient car, une fois le premier tour passé (hier), tout le monde peut maintenant voter comme il l'entend. Les délégués ne sont plus liés au camp sous la bannière duquel ils se sont fait élire. Et, au grand dam de certaines organisations, certains délégués comptent bien profiter de leur liberté retrouvée pour changer de navire dès ce matin.

C'est peut-être le plus gros facteur d'incertitude de cette course, qui fait en sorte que personne n'est capable de prédire qui l'emportera. Tout devient ainsi possible. Cela explique le déploiement d'énergie des divers camps pour mobiliser leurs délégations et courtiser celles des autres. Cette cour assidue, qui a commencé dès octobre, ne vise pas que le leadership des organisations, bien qu'un ralliement public d'un candidat à un autre ait un impact médiatique certain. Tous les délégués ou presque ont été contactés à un moment ou l'autre par un ou tous les camps adverses. Une des raisons en est — et toutes les équipes en conviennent — qu'un candidat ne peut pas garantir que ses délégués le suivront.

Mais une autre raison, qui a pris beaucoup d'importance durant ce congrès, est l'apparition d'une frange mouvante à la marge de certaines délégations. Il s'agit de ces délégués pris par le doute ou déçus d'un choix fait deux mois trop tôt. De l'avis de beaucoup de délégués et d'organisateurs, le camp Ignatieff en souffrirait plus que les autres, ce que les pro-Ignatieff contestent évidemment. Ses déclarations sur le conflit au Liban et sur la nation québécoise, survenues après l'élection des délégués, ont ébranlé des supporteurs, devenus du coup des proies alléchantes. Cela a aussi diminué son attrait auprès des autres délégués. Les sondages l'ont montré, et cela s'entendait au congrès, Ignatieff étant le candidat le moins souvent cité comme éventuel deuxième choix alors que le nom de Stéphane Dion revenait sans arrêt et que celui de Bob Rae était souvent mentionné. Le maraudage a donc été intense depuis mercredi et devait se poursuivre toute la nuit dernière.

Les supporteurs des quatre derniers candidats ont évidemment fait l'objet d'approches multiples. Martha Hall Findlay est sûrement la plus sollicitée. Pas pour le peu de délégués qui l'appuient (46) mais pour le symbole que le ralliement de la seule femme candidate représente.

L'autre groupe de délégués le plus convoité est celui des délégués d'office, ces députés, sénateurs, anciens candidats et ministres et présidents d'association qui ne sont pas liés par leur prise de position antérieure. La majorité de ceux déjà commis étaient d'ailleurs du camp Ignatieff.

Le premier tour d'hier soir devait au moins servir à donner une idée de la véritable répartition des délégués d'office. Mais même cet exercice pourrait s'avérer trompeur. Plusieurs d'entre eux avouaient dans les heures précédant le vote qu'ils appuieraient un des quatre derniers candidats au premier tour et feraient leur choix définitif au second tour, celui de ce matin.

Toute cette incertitude, après des mois de campagne, est tout à fait inhabituelle. Cela démontre — c'est une évidence — qu'aucun candidat n'a réussi à frapper l'imagination. Aucun n'a été capable de se délester entièrement de ses boulets. L'arrivée de Michael Ignatieff avait suscité un engouement, mais celui-ci s'est essoufflé sous le coup de ses faux pas de débutant.

On a évité le couronnement ou la course trop vite décidée, et le flottement qui en résulte a un avantage. Tous les camps ont dû traiter les militants de toute allégeance avec un minimum de respect. Sinon, comment obtenir leur appui? On n'a donc pas assisté à la naissance de clans tricotés serré, armés pour une longue guerre de tranchées. L'animosité qui a parfois percé entre certains candidats ou organisateurs a eu peu d'écho sur le terrain.

Pour le PLC, qui a traversé dix ans de guerre intestine entre les clans Chrétien et Martin, voilà une bonne nouvelle. Il a de bonnes chances de sortir de cette campagne, si ce n'est avec un chef qui fait l'unanimité, du moins avec une base plus unie. C'est au moins cela de pris.

mcornellier@ledevoir.com

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