Essais québécois - Michel Cormier au pays de Poutine
La Russie ne va pas bien. L'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder peut bien affirmer que «Poutine est un démocrate sincère» en arguant qu'«on ne peut pas juger le processus démocratique en Russie, ou même la guerre en Tchétchénie, d'un point de vue strictement occidental» (cité par L.-B. Robitaille dans La Presse du 14 novembre 2006), il ne convainc personne.
Les commentateurs du Devoir, notamment, ne s'y laissent pas prendre. Dans l'édition du 23 octobre dernier, François Brousseau parle des «forces de l'ombre qui sont en train, lentement mais sûrement, de ramener» l'éternelle Russie «20, 30, 40 ans en arrière... » et Serge Truffaut, constatant la mise au pas d'ONG comme Amnesty International ou la Ligue des droits de l'homme sur le territoire russe, conclut que «la tentation impériale s'est réinstallée au Kremlin». Dans l'édition du3 novembre, il commente de nouveau l'attitude de Poutine, cette fois-ci dans le dossier de la tentation autonomiste de la Géorgie, et conclut encore que «la dérive dictatoriale se poursuit». Le 14 novembre, toujours dans nos pages, une brève de l'Agence France-Presse nous apprend que «la torture est systématique en Tchétchénie», selon un rapport de Human Rights Watch.
Michel Cormier, qui fut correspondant de Radio-Canada à Moscou de 2000 à 2004, donne raison à ses collègues dans son fascinant essai intitulé La Russie des illusions. Il était arrivé dans ce pays, écrit-il, «avec l'intention d'en dire du bien». Jamais n'aura-t-il affronté tâche plus difficile. Composé de 10 chapitres qui abordent différents enjeux de la Russie actuelle, son ouvrage s'articule autour de la thèse suivante: «Nous avions cru naïvement, et quelque peu injustement, que quelques subventions de la Banque mondiale et une poignée de consultants politiques suffiraient pour faire de la Russie un pays occidental. La réalité était tout le contraire [...]. Loin d'être une démocratie émergente, la Russie sous Vladimir Poutine avait amorcé un retour à l'autocratie. Il y avait eu l'autocratie impériale des tsars, puis l'autocratie collectiviste du régime soviétique; il y aurait maintenant l'autocratie de la pseudo-démocratie.»
Notre chroniqueur François Brousseau a évoqué la «glaciale insensibilité [de Poutine] devant la souffrance et la mort, surtout celles de ses ennemis». La regrettée Anna Politkovskaïa, dans son ouvrage La Russie selon Poutine, allait encore plus loin en affirmant ne pas aimer Poutine parce que ce dernier n'aimait pas les Russes, amis et ennemis confondus.
Michel Cormier, qui y est allé et qui a vu, corrobore ce triste constat. En août 2000, par exemple, au moment du naufrage du Koursk, un sous-marin réputé indestructible, qui entraînera la mort de 118 marins, Poutine et ses sbires tergiverseront pour ensuite tenter d'étouffer l'affaire, privant ainsi les victimes de secours dans l'épreuve, de dignité dans la mort et abandonnant leurs familles. Le Koursk, écrit Cormier, «allait devenir la triste métaphore d'une ancienne superpuissance qui n'avait plus les moyens de ses ambitions, mais qui était prête à tout faire pour le cacher au reste du monde et à ses propres citoyens».
Un « passe-temps de bourgeois »
Que faisaient, pendant ce temps, les journalistes nationaux qui auraient pu démasquer l'imposture et les politiciens de l'opposition qui auraient dû crier au scandale? Ils subissaient les assauts autocratiques d'un président obsédé par la concentration du pouvoir. Le Kremlin, en effet, contrôle tous les principaux réseaux de télévision et impose sa ligne de pensée aux journaux. «Dans leur livre Kremlin Rising, rapporte Cormier, Peter Baker et Susan Glasser, deux anciens correspondants du Washington Post à Moscou, citent un proche du Kremlin qui décrit comment le gouvernement exerce le contrôle sur la couverture télévisée. Chaque vendredi, racontent les deux journalistes, les principaux directeurs de télévision sont invités au Kremlin pour se faire remettre par des adjoints de Poutine [...] les sujets de discussion de la semaine. La consigne est claire: appuyer Poutine et son parti politique. On leur remet même une liste écrite des sujets qu'on s'attend à voir dans les bulletins d'information ainsi que l'angle de traitement.» Et Gerhard Schröder applaudit, comme pour s'assurer que l'on n'entende pas les protestations des opposants politiques du maître, victimes de cette propagande médiatique et d'élections carrément truquées. Dostoïevski, soupire Cormier, avait raison d'écrire, dans Les Possédés, que le libéralisme, en Russie, n'est peut-être qu'un «passe-temps de bourgeois».
Soljenitsyne, lui, affirmait que «la psychologie de soumission» était sans effet sur les Tchétchènes. La puissance de feu d'une guerre sauvage, menée au nom de la lutte antiterroriste, est pourtant parvenue à transformer une guerre d'indépendance en conflit nihiliste, faisant de la Tchétchénie «un pays de prédateurs et de proies» oublié du reste du monde. C'est l'acharnement russe, écrit Cormier, qui a poussé la résistance nationaliste tchétchène dans les bras de l'islamisme radical.
Plus que tout le reste, peut-être, ce conflit illustre la déliquescence d'un État autoritaire et corrompu qui se sert de ses ratés pour légitimer son despotisme. C'est lui qui a donné naissance aux veuves noires, ces jeunes Tchétchènes prêtes à tout pour venger un mari, un père ou un fils morts aux mains des Russes. C'est lui qui a entraîné la décadence des forces armées russes qui enlèvent, violent et tuent les civils, et maltraitent, parfois jusqu'à ce que mort s'ensuive, ses propres soldats. La Russie, sous Poutine et pour toutes ces raisons, se défait dans un désordre silencieux et assassin.
Substantiel, instructif, troublant et souvent émouvant, l'essai de Michel Cormier — qui contient aussi de très belles pages sur la guerre en Afghanistan et sur l'état du hockey en Russie — s'inscrit dans la tradition des ouvrages signés par des grands reporters qui allient l'acuité du regard sur l'Autre et la compassion à une écriture solide.
En 1972, l'équipe canadienne de hockey a gagné la «série du siècle» en intimidant les habiles patineurs soviétiques. Le subtil Bobby Clark, entre autres faits d'armes, avait fracassé la cheville de Valéry Kharlamov. Aussi, pendant des années, dans les cours d'école russes, «espèce de Bobby Clark» était devenu synonyme d'«espèce de salaud». Un jour, si la liberté revient, on dira peut-être «espèce de Poutine».
louiscornellier@ipcommunications.ca
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La Russie des illusions
Regard d'un correspondant
Michel Cormier
Leméac
Montréal, 2006, 336 pages