Le débat des profs

Yves Thériault ou Jacques Ferron? Miron ou Rimbaud? Michel Houellebecq ou Victor Hugo? Michel Onfray ou Nietzsche? Michel C. Auger ou Fernand Dumont? Que faut-il enseigner aux jeunes Québécois?

On les dit incultes, incapables de penser, d'écrire. Comment les motiver? Faut-il se mettre à leur niveau? Privilégier l'accessibilité et l'actualité des oeuvres à étudier? Ou favoriser l'élévation de la culture, du savoir?

Cinq professeurs de cégep s'interrogent. Des profs de littérature, de français. Et de philo. C'est le chroniqueur du Devoir Louis Cornellier, par ailleurs enseignant au Cégep de Joliette, qui lance le bal. C'est lui qui a pris l'initiative d'interpeller ses collègues. Dans une lettre. Une lettre enflammée, qui dérange.

Il le dit d'emblée: il aime enseigner, il aime les jeunes, il aime le cégep. Autrement dit, il a le feu sacré. Et il n'en peut plus de voir la mine patibulaire de tous ces profs de cégep découragés, écoeurés d'enseigner, qui arrivent en classe le matin «avec l'impression d'aller à l'abattoir ou au salon funéraire».

Vous ne voyez pas que vous donnez des munitions à ceux qui voudraient abolir le cégep, ou à tout le moins la formation générale? Assez, c'est assez. Arrêtez de vous plaindre, sortez de votre déprime et relevez-vous les manches. N'attendez pas une énième réforme imposée par des hurluberlus décrochés de la réalité. C'est en substance la bombe qu'il leur lance, à ses collègues enseignants, Louis Cornellier.

Bien sûr, convient-il, les mauvaises conditions d'enseignement, «les contraintes extérieures qui pèsent sur notre mission pédagogique et culturelle», ont de quoi faire bondir. Mais, plaide-t-il, cela ne doit pas «nous empêcher de reconnaître nos responsabilités dans le relatif discrédit qui frappe l'enseignement de nos matières au collégial.»

Oui, insiste-t-il, les profs peuvent changer les choses. À condition de se remettre eux-mêmes en question. De s'interroger sur leur mission. Sur leur rôle. Sur le rôle qu'ils accordent à la littérature et à la philosophie, aussi.

C'est ici que l'exercice qu'il propose à ses collègues devient passionnant. Chacun a son point de vue, sa vision, ses propres définitions. Et ses solutions. On est loin de la belle grande unanimité, loin d'une belle grande vérité. Vive la diversité.

Les étudiants s'ennuient dans nos classes? Pas étonnant, affirme l'auteur de Lettre à mes collègues sur l'enseignement de la littérature et de la philosophie au collégial. Cessons de les assommer avec Flaubert, Balzac et Platon! Comment voulez-vous qu'ils apprennent à aimer la littérature et la philosophie s'ils ne se reconnaissent pas dans les oeuvres qu'on leur impose...

C'est simple. Fournissons-leur des textes plus accrocheurs, plus actuels, plus proches de leur «vécu». Après tout, argue Cornellier, «pourquoi fréquente-t-on la littérature ou la philosophie, sinon pour mieux vivre, c'est-à-dire mieux penser la vie?»

Quoi?! réplique Monique LaRue. Passer sous silence Flaubert, Balzac et tous ces grands auteurs du passé qui «ont accompli l'exploit de transmettre une pensée, un conception, un récit de la vie humaine qui aident à pallier l'insuffisance de toute expérience individuelle»... Non mais, dit-elle!

Elle s'indigne, elle rage. Elle y tient. Si elle enseigne la littérature, ce n'est pas pour «que les gens apprennent à mieux vivre ou à mieux penser par eux-mêmes». Non monsieur. C'est pour «qu'ils sachent, oui, qu'il y a eu avant eux des humains exceptionnels, supérieurs à la moyenne, dont ils ne sont pas les égaux».

Basta le nivellement par le bas, s'indigne la prof du haut de ses trente années d'expérience en enseignement. Si elle ne dédaigne pas à inclure dans son corpus des oeuvres modernes, et parfois même des articles de journaux, Monique LaRue est formelle quand vient le temps de définir ses objectifs pédagogiques: «Le but de notre enseignement est de transmettre un savoir objectif, une compétence, pas seulement de faire aimer nos cours, notre matière, ou de rendre la vie plus humaine.»

Et vlan, Louis Cornellier!

Jean Pierre Girard n'y va pas de main morte lui non plus. Comment ça, jouer le jeu de la séduction avec nos étudiants? Comment ça, être évalué sur notre performance scénique, nous, les profs? Comment ça, choisir des oeuvres pour leur plaire? Autrement dit: instrumentaliser la littérature?

Pas question, plaide le prof-écrivain. «La littérature ne nous conforte pas dans ce que nous sommes comme êtres humains, elle nous aspire ailleurs, vers nous, vers l'inconnu, et oui, c'est proprement terrifiant. Et non, ce n'est pas vendable.»

Marc Chabot fait partie des profs de philo qui ne jurent que par Le Banquet de Platon, «le premier livre complet sur l'amour». Rien à voir avec n'importe quel livre à la mode sur le même sujet, avec le genre d'ouvrage «qui tombera dans l'oubli d'ici trois mois, mais qu'on nous présente comme de la nourriture essentielle». Pour lui, «l'école est un lieu de résistance. Nous nous devons de résister à l'inculture, à l'autosatisfaction télévisuelle. L'enseignant est celui qui défend la mémoire de l'humanité».

Quant à Michel Morin, lui aussi prof de philo, il soutient que c'est à l'enseignant de réactualiser, de repenser les grands textes qui appartiennent au passé. Sa préoccupation première: élever le niveau de culture des jeunes qui lui sont confiés.

On pourrait continuer. Les questions abordées par les cinq coauteurs sont légion. Et les désaccords affluent. Parmi les sujets chauds qui soulèvent le plus de passion: la place de la littérature québécoise dans l'enseignement. Faut-il lui donner préséance?

Absolument: «quand un peuple n'est même pas capable de se lire adéquatement, c'est le concept même de lecture et, partant, de culture qui lui fait défaut», avance Louise Cornellier. Le «nationalisme littéraire» ne lui fait pas peur, au contraire. Quitte à sortir des boules à mites certains livres anciens... pas du tout d'actualité, tiens, tiens!

Il se mouille jusqu'au cou, notre Louis, se risque même à proposer une liste d'ouvrages québécois, «douze livres québécois fondamentaux», dont la lecture devrait être obligatoire pour tous, de la première année du secondaire à la fin du collégial.

Liste où, en passant, pas une seule oeuvre signée par une femme ne figure. Où même les livres d'Anne Hébert et de Gabrielle Roy sont exclus, parce que «trop austères pour des jeunes». Ouille, bonjour la polémique!

J'entends déjà quelques voix s'élever. La mienne pour commencer. Celle des plus jeunes, aussi. Ceux-là mêmes qui jouent présentement leur avenir, dont on dit qu'ils sont incultes et blablabla. On a mis quelqu'un au monde, on devrait peut-être l'écouter: vous connaissez la chanson...

Il n'y a pas que la fameuse liste qui va faire jaser. Tout ou presque dans ce petit livre collectif porte à la réflexion, à la prise de position. Si cinq profs de cégep ne s'entendent pas, imaginez le reste de la population!

Alors? Qu'en pensez-vous? Yves Thériault ou Jacques Ferron? Miron ou Rimbaud? Michel Houellebecq ou Victor Hugo? Michel Onfray ou Nietzsche? Michel C. Auger ou Fernand Dumont?

Collaboratrice du Devoir

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Lettre à mes collègues sur l'enseignement de la littérature et de la philosophie au collégial

Louis Cornellier, avec des répliques de Marc Chabot, Michel Morin, Jean Pierre Girard et Monique Larue

Éditions Nota Bene

Québec, 2006, 124 pages

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