En aparté - Un million d'exemplaires

Il y a treize siècles, entre 764 et 770, les Japonais produisirent des livres à plus d'un million d'exemplaires. À la même époque, évidemment, rien de tel en Europe, comme le rappelle une exposition en cours à la magnifique bibliothèque publique de New York. Même aujourd'hui, les livres qui connaissent pareille multiplication d'eux-mêmes sont vraiment rares. Très rares.

À la fin du VIIIe siècle, faut-il rappeler que les presses de Gutenberg n'existent pas encore? Sa fameuse bible, premier livre produit en une série à peu près semblable, ne sera tirée que bien plus tard. Et encore est-ce à moins de 200 exemplaires seulement! Bien sûr, les presses à levier donnent lieu, dans l'ensemble de l'Europe, à une explosion du nombre global de titres publiés. Mais on demeure loin du million d'exemplaires produits en six ans, sept siècles plus tôt, par les bouddhistes insulaires d'Asie!

Avant l'invention de l'imprimerie en Europe, ce sont les moines qui produisent le plus de livres. Ces copistes patients, au talent artistique certain, ont confirmé un rapport au livre qui n'est pas d'abord celui de la diffusion du savoir mais de sa conservation. On n'a d'ailleurs pas fini de découvrir tous les trésors que leurs mains et leurs monastères ont permis de sauver du gouffre de l'oubli. Ainsi, les Palimpsestes d'Archimède, vendues chez Christie en 1998, révèlent depuis peu, grâce à une équipe de chercheurs de différentes universités, des pans encore inconnus de l'oeuvre du légendaire mathématicien grec et de celles d'autres auteurs de l'Antiquité. Cette découverte est du même ordre, dit-on, que celle du manuscrit de Strasbourg, lui aussi fort précieux pour approfondir notre connaissance de mondes qui ont façonné le nôtre.

Au fil de l'histoire, un livre n'a jamais ou presque été envisagé comme puisant sa valeur dans le nombre de ses exemplaires en circulation. Pourtant, notre conception du livre se résume aujourd'hui souvent à cela, comme en témoignent la valse inouïe des palmarès et autres efforts souvent loufoques pour mesurer l'intérêt du public envers tel ou tel effet de mode.

Loin d'être le seul fait d'une démocratisation de la lecture, la course aux tirages élevés, tenue désormais comme seule mesure du sens de l'existence des livres, tient d'abord au fait qu'un ouvrage est vu comme un objet susceptible de diffuser une oeuvre pour un motif qui, le plus souvent, la transcende: l'argent. Sur la question du rapport entre la culture moderne et l'argent, on peut d'ailleurs tirer profit, si on peut dire, de la lecture de Georg Simmel, dont Alain Deneault vient de publier, à l'enseigne des PUL, un choix des oeuvres sous le titre de L'Argent dans la culture moderne.

L'exemple du vieux Japon est peut-être, après tout, le plus à même de faire comprendre, tant son cas est extrême, à quel point un tirage élevé peut aussi être le fait d'une autre conception du rôle que doivent jouer les livres: le million d'exemplaires produits entre 764 et 770 n'étaient pas d'abord et avant tout destinés à la consommation des multitudes! On plaçait plutôt ces livres entre les mains de bouddhas miniatures qui devaient alors les lire pour l'éternité et se gorger d'un savoir sans cesse réinvesti. C'est dire la haute valeur que l'on accordait à l'écriture.

C'est sans doute pénétré d'une telle conception qu'en 1279, un livre somptueux fut imprimé et donné à un éminent shintoïste comme principal moyen de protection devant une invasion imminente des Mongols... Le livre, croyait-on, pouvait tout. Qui le croirait encore? Et pourtant...

Dans La Grande Numérisation, un essai qui vient de paraître chez Denoël, Lucien X. Polastron, déjà auteur d'une formidable Histoire de la destruction des bibliothèques par le feu, interroge notre rapport actuel aux livres. Numériser, c'est d'abord rendre plus accessibles des ouvrages à tous, du moins en principe: plus de support papier, donc plus de prix, théoriquement... Mais est-ce aussi préserver les livres que de les dématérialiser ainsi? Ce n'est pas encore certain du tout, comme le souligne Alberto Manguel dans La Bibliothèque, la nuit, un livre où ce dandy, spécialiste des conversations suaves de salon, narre l'aventure malheureuse de la version multimédia du Domesday Book, un immense recensement cadastral du XIe siècle. En 2002, l'information électronique de ce livre, colligée quelques années plus tôt, fut jugée à jamais inutilisable. Restait le vieux livre d'origine... Même une multiplication des exemplaires n'avait rien changé à l'issue fatale de la version électronique.

Faut-il repenser notre rapport aux livres aujourd'hui? À l'heure de la concentration des maisons d'édition et de distribution, les enjeux financiers qui y sont sans cesse associés semblent de plus en plus gonflés à l'hélium. Quel poids réel, en terme économique, occupe en effet le ballon de l'édition moderne auquel s'attachent les grands groupes? À New York, point central de l'édition mondiale, amusez-vous à comparer la seule puissance d'une Anna Wintour, la grande patronne de la mode qui a inspiré le personnage du roman Le diable s'habille en Prada, à celle de n'importe quel grand patron de l'édition. L'exercice finit par vous convaincre tout à fait, si vous ne l'étiez pas déjà, que les enjeux financiers qui étranglent les livres dans l'édition moderne ne se comparent même pas aux autres champs financiers. Tout cela tourne à vide. Peut-être les mondes anciens, malgré leurs faiblesses relatives, avaient-ils au moins la force d'éviter de dénaturer les livres et le rôle qu'ils doivent jouer en société.

jfnadeau@ledevoir.com

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