Bordeaux 2004 : la vie après la mise

Paris — Il y a d'abord le jus de goutte, sucré, coloré et juteux à souhait, en attente de fermentations. Il y a ensuite le vin primeur toujours en fût, dégusté en avril après la récolte, qui trace les grandes lignes du millésime sans pour autant en brosser complètement le portrait. Enfin, il y a le vin consacré par la mise en bouteille qu'aucune autre intervention ne troublera plus, sinon celle du temps à venir.

J'ai aujourd'hui la chance de «vivre» à Bordeaux ces trois «rendez-vous» du vin. Après les primeurs 2005 relatées en avril dernier dans cette chronique, j'ai récemment été invité sur place par le Conseil des grands crus classés du Médoc à faire le point sur les récentes mises en bouteille du millésime 2004 (deux mois à peine) tout en redécouvrant au passage ce fameux 2003 qui n'a pas fini de faire parler de lui.

Premier constat: les 2003, qui montraient lors des dégustations primeurs des signes de surchauffe sur des architectures fortes mais parfois aussi un peu molles, tendent actuellement à se ressaisir, à se redéfinir et, paradoxalement, à se «rafraîchir» sur le plan aromatique. S'ils entrent actuellement en phase de repli sur la rive gauche, les meilleurs 2003 revalorisent déjà l'empreinte du terroir et seront de très longue garde. Je vous invite à retrouver les 2003 sur mon blogue (www.jeanaubry.typepad.com/ledevoir).

Deuxième constat: les 2004, passablement difficiles à déguster lors des primeurs, s'annoncent déjà comme des candidats à tout le moins égaux aux 2003 sur le plan qualitatif, et je pense même qu'ils les surclasseront! Dans ce style très classique qui fait la force des grands vins de Bordeaux et à peine moins colorés, ils offrent une pureté d'expression sur le plan du fruité, le tout soutenu à la fois par une saine acidité et un indice de tanins élevé. Bref, rien à voir avec le prix des 2005 (!) pour des vins à encaver sans souci à long terme.

Dans la cour des grands

Château Margaux. «Je suis devenu amateur de bourgognes en passant par Château Margaux», me confiait Paul Pontallier en parlant de l'inimitable texture des 2003 et 2004, avant d'ajouter ceci: «Le 2004 offre cet éclat extraordinaire, tellement Margaux, avec cette douceur fine tellement rafraîchissante, alors que le 2003 donne l'impression de s'affiner en s'oxydant, signe d'un potentiel immense.» Du rêve, difficile à départager ici.

Ma sélection Margaux 2004: la tendance à vouloir structurer les vins comme des pauillacs s'affiche moins dans ce millésime. Durfort-Vivens: coloré, tendu, allongé, ***1/2, 2; Cantenac-Brown: admirable clarté, fraîcheur, excellente tenue, ***1/2, 3; Giscours: fruité ample et précis, fraîcheur et tanins engageants, ***1/2, 3; Dauzac: bouche construite, longue et racée, ***1/2, 3; Lascombes: fruité généreux et mûr, boisé juste, un rien viril, long, ***1/2, 3; D'Issan: ambitieux sur tous les plans mais encore harmonieux, ***1/2, 3; Malescot St-Exupéry: trame tannique fraîche et bien nourrie, classe folle, ****, 3; Rausan Gassis: matière fruitée imposante, presque sucré, équilibré, ***1/2, 2; Du Tertre: sève fruitée dense, élevage soigné, finale longue, top Du Tertre!, ****, 3; Palmer: difficile à goûter avec un boisé non fondu, attente obligatoire, ****1/2, 3.

Château Latour. Lequel des Latour 2003 et 2004 l'emportera dans le temps? Ils semblent tous deux construits pour deux éternités. Le premier est une locomotive à vapeur lancée avec une force d'inertie considérable; le second est un TGV dépassant ses limites et calibré au millimètre près. Race insolente dans les deux cas mais, surtout, grandeur absolue des cabernets sauvignons. À surveiller: Les Forts de Latour 2003, immense, rigoureux et précis, ****1/2, 3.

Château Mouton Rothschild. Ici, le 2004 l'emporte de peu sur le 2003 avec un Petit Mouton 2004 hors norme! (Hélas, 5000 caisses produites... ) Du grand Mouton musclé sans artifices, avec une tension fraîche et texturée dont on ne se lasse pas. Clerc Milon impressionne par sa brillance et son caractère, surtout en 2003: le Mouton du pauvre?

Château Lafite Rothschild. Le 2004 est la référence mondiale absolue en matière de cabernet sauvignon, qui compose ici 90 % de l'assemblage. Pureté et solidité du diamant, mais un diamant chaud, sensuel, iridescent. À surveiller: Duhart-Milon 2004, épuré et racé, ****, 3. Sous la houlette du régisseur Charles Chevalier, le Lafite 2003 me semble plus voluptueux et plus opulent qu'à l'habitude. Le terroir, derrière, point doucement. Indescriptible, une fois de plus.

Ma sélection Pauillac 2004: Haut Bages Libéral: excentrique et précis, élégant et construit, ***1/2, 2; Grand Puy Lacoste: frais et structurant, encore sur ses positions, ira loin, ****, 3; Batailley: nuances de fumée, épaisseur et fraîcheur, longue finale minérale, ****, 3; Grand Puy Ducasse: tanins fruités bien habillés, bouche musclée mais porteuse et épicée, ****, 3; Lynch Bages: vineux avec une idée de puissance contenue, tanins fiers comme des soldats au repos, beaucoup de vin ici, ****, 3; Pichon Lalande: merveilleux cabernets, ensemble ramassé, fin et bien nourri, gracieux, ****1/2, 3; Pichon Baron Longueville: complexité (déjà) abyssale, immense et généreux mais encore courtois, doté de classe et de raffinement, *****, 3.

Ma sélection Saint-Julien 2004: Lagrange: un cran au-dessus du 2003, maturité, style et expression, ***1/2, 3; Talbot: supérieur au 2003, sève fine et fraîche sur assise franche, déjà très charmeur, ****, 3; Saint-Pierre: lui aussi supérieur au 2003, concentration sur sève tannique fine, fougueuse et longue; ira loin!, ****, 3; Langoa Barton: style, tonus, précision et longueur, de la belle ouvrage, ****, 3; Léoville Barton: couleur, densité et force mais aussi de la mesure, grande maturité et longueur, ****1/2, 3; Léoville Poyferré: la surprise du millésime par sa consistance et son fruité ciselé avec une extraordinaire clarté, top!, ****1/2, 3.

Ma sélection Saint-Estèphe 2004: Cos Labory: «travaillé» en douceur avec une trame fine, éloquente et presque sexy!, ***1/2, 2; Lafont-Rochet: impénétrable, dense, du relief dans les tanins, longue vie, ***1/2, 3; Montrose: noir, pur, floral, matière colossale, difficile d'accès pour le moment, ****, 3; Cos d'Estournel: maturité idéale, boisé plus perceptible, coffre et fraîcheur, fera date, ****1/2, 3.

Château Haut-Brion 2004. Rigueur et style avec une approche florale très pure, ensemble complet, sève éloquente, très longue garde en perspective. Le bordeaux idéal? Le 2003 est plus monumental et semble, à ce stade, être encore plus majestueux. 58 % de merlots mûrs et bien tassés «rafraîchis» par des cabernets qui portent sans fléchir une sève homogène qui sera longue à se dérouler dans le temps. TGV! *****, 3.

Vous voulez, par les images, voir ce que les mots ont été insuffisants à traduire ici? Offrez-vous (lui, elle) cet ouvrage: Bordeaux - Grands crus classés 1855-2005, Flammarion.

Potentiel de vieillissement du vin 1: moins de cinq ans; 2: entre six et dix ans; 3: dix ans et plus.

Jean Aubry est l'auteur du Guide Aubry 2007 - Les 100 meilleurs vins à moins de 25 $, paru en octobre dernier.

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Les vins de la semaine

La belle affaire

L'Orangerie de Pennautier 2005, Vin de pays de Carcassonne, 12,30 $, 605261

La fusion Nord-Sud en matière de cépages fonctionne encore une fois avec clarté, fraîcheur et précision sur une bouche souple et croquante de vérité fruitée. Pas mal sur un rôti de porc aux herbes. ** 1/2, 1. Aussi, en plus ambitieux, la Collection privée 2001 (17,70 $, 914416), prête à boire. ***, 1.

Le champagne, Nicolas Feuillatte Brut 2000, 53 $, 871400

À bon prix, un brut de belle facture, au fruité tendre et arrondi, presque crémeux par la texture, à peine brioché. Un champagne de charme, subtil mais aussi gourmand, balancé et ravivé d'une fraîcheur exemplaire sur la finale. Idéal à l'apéro ou sur les Saint-Jacques simplement poêlées en entrée. 1.

La série de Jean-Noël Bousquet

Trois cuvées, que du vrai, du bon, du terrien: La Tour Château Grand Moulin 2004 (13,70 $ - 355255), souple, au fruité accessible, ** 1/2, 1; Vieilles Vignes 2003 (16,20 $ - 721043), mûre, étoffée et généreuse, ***, 1; enfin, la superbe cuvée Terres Rouges 2003 (22 $ - 873653), ample, fraîche et d'une race indéniable. *** 1/2, 2. Top!

La primeur en rouge

Rompicollo 2004, Poggio , al Tuffo, Tommasi, 17,90 $, 10538630

À bon prix, une bouteille de caractère, souple, fraîche, de constitution moyenne, au tracé fruité linéaire et précis, ***, 1. Plus corsé? Servez alors le Nebbiolo d'Alba Valmaggiore 2003 de L. Sandrone (44,25 $ - 10446428) sur votre risotto aux porcini et aux truffes... Muscle et vigueur assurés! ****, 3.

Le vin plaisir

Château Le Castelot 2002, Saint-Émilion Grand Cru, 30,50 $, 967356

Il vous faudra laisser vos préjugés au vestiaire, astiquer vos plus beaux verres et y aller de vos commentaires avec ce rouge pleinement épanoui et bien fourni, souple et habillé de tanins frais, fruités et franchement confortables. L'occasion de boire bon, de boire à point et de faire la fête à la côte de veau forestière. 1.

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