Vive les grands-mères !
L'une s'appelait Alma, l'autre Alice. Se connaissaient-elles? La coïncidence est trop belle. En leur temps, désormais révolu, ces deux grands-mères ont toutes deux nourri l'imaginaire de futurs écrivains. Et voici qu'elles revivent sous nos yeux, plus grandes que nature.
Les petits-fils d'Alma et d'Alice se seraient-ils consultés? Chose certaine, ils appartiennent à la même génération d'écrivains, née à Montréal à l'aube des années 1950. Auteurs d'une trentaine de livres chacun, ils sont romanciers, essayistes, mais surtout poètes. Salués par le prix ...mile-Nelligan dans leur jeunes années, ils n'ont cessé d'accumuler les honneurs depuis. Mais n'ont pas oublié d'où ils sont partis.Claude Beausoleil et Normand de Bellefeuille signent chacun de leur côté un ouvrage à saveur autobiographique, où ils reviennent sur leur enfance. À l'avant-plan: cette fameuse grand-mère, auprès de qui ils ont grandi, omniprésente dans leur vie. À qui ils rendent hommage, avec pudeur mais émotion.
Claude Beausoleil, né dans la maison jouxtant le snack-bar familial de Saint-Henri, a toujours appelé la sienne «memère». Elle avait la même date d'anniversaire que lui, ils partageaient chaque année en novembre le même gâteau au glaçage pastel. C'est Alma qui intercédera auprès du père quand le jeune Claude se montrera trop avant-gardiste dans ses goûts vestimentaires... et dans ses choix de vie.
Elle, encore, qui lui achètera sa première machine à écrire. Elle qui lira ses premiers manuscrits. En cachette... «Elle est persuadée que je parle d'elle dans ce que j'écris», note Claude Beausoleil. Puis: «Ma grand-mère me dit qu'Hubert Aquin a téléphoné. Que c'est pour mon roman Léontine-du-deuxième.»
Hubert Aquin, qui a enseigné la littérature à Claude Beausoleil au collège Sainte-Marie, et Claude Hurtubise, qui lui donnait des cours d'arts plastiques, font partie des figures importantes de sa jeunesse. ...mile Nelligan aussi, dont l'apprenti écrivain récitait les poèmes par coeur adolescent. Mais personne ne remplacerait Alma, avec son amour inconditionnel, son cream soda, ses 78 tours... et son authenticité. Son respect aussi. Respect du besoin de solitude de son petit-fils, qui emmagasinait déjà, sans le savoir, les images, les mots, les souvenirs qui alimenteraient son écriture.
Plus tard, une fois devenu adulte, et écrivain reconnu, Claude Beausoleil, privé de sa grand-mère décédée, la verra partout. Au détour d'une rue au Mexique, où il apprendra qu'alma signifie âme en espagnol. Même à Paris, où il verra avec émotion un film sur le Saint-Henri de son enfance. Comment faire autrement? Du plus loin qu'il se souvienne, sa grand-mère fait partie de sa mémoire, de son identité.
C'est ce que nous confie par petites touches, sans jamais grossir le trait, l'auteur de Grand Hôtel des étrangers, dans ce récit épuré qui en dévoile autant sur sa grand-mère mythique que sur lui-même. On a l'impression de découvrir quelqu'un d'autre. Une autre voix d'écriture, peut-être. Plus simple. Plus directe. Plus forte, irait-on jusqu'à dire.
Ne pas confondre...
Normand de Bellefeuille, lui, se protège d'emblée. Il cite en exergue, entre autres auteurs, le romancier français goncourisé François Weyergans, qui a fait sa marque dans l'ironie et l'autodérision. Le passage reproduit, même si un peu longuet, vaut la peine qu'on s'y arrête: «Un jour, j'écrirai un roman dans lequel il n'y aura pas d'êtres humains ou bien je pourrais raconter la vie d'une pierre [...] d'origine volcanique qui serait transportée à travers les siècles dans différents jardins japonais. Des lecteurs, des gens que je n'ai jamais vus, à qui je n'ai jamais parlé, viendraient me dire: "La pierre, c'est vous, n'est-ce pas."»
D'accord. Sur la page couverture de Votre appel est important, il est bien indiqué qu'il s'agit de nouvelles. Donc de fiction. Bref, ne pas confondre l'auteur et le narrateur, s'il vous plaît. D'ailleurs, plusieurs histoires du livre poussent très loin la notion de vraisemblance. Pour notre plus grand plaisir, d'ailleurs: comment partir d'une situation anodine, on ne peut plus quotidienne, et faire en sorte que tout dérape... Normand de Bellefeuille excelle dans le genre.
Même dans les cas où l'on est le plus enclin à faire des rapprochements avec la réalité, l'auteur s'empresse de forcer la note. Même dans la nouvelle où le narrateur, à l'image de Normand de Bellefeuille, directeur littéraire aux ...ditions Québec Amérique situées dans le Vieux-Montréal, travaille pour un éditeur prestigieux, dont le siège social «est luxueusement sis dans l'une des rues les plus huppées de la vieille ville, tout près du fleuve, et avec vue s'il vous plaît!»
L'auteur de Nous mentons tous fait toujours en sorte qu'on ne le prenne pas au pied de la lettre. Peine perdue, pourtant. Car derrière les incongruités inexpliquées et les événements saugrenus qu'il sème ici et là dans ses histoires se profilent de vraies préoccupations, pour ne pas dire de véritables angoisses. Dont le narrateur se moque au passage, et qui nous font sourire. Comme dans les livres de François Weyergans, soit dit en passant.
Reste que le livre s'ouvre sur Alice, grand-mère peu orthodoxe et indomptable, à qui Normand de Bellefeuille a déjà consacré un recueil de nouvelles couronné par le prix Adrienne-Choquette en 1989. Celle qui alimentait à l'aube le poêle à charbon dans l'appartement familial du Plateau et menaçait de montrer ses «deux grosses fesses noires» aux enfants tannants, celle que l'écrivain a toujours considérée comme la «troisième femme de la maison», après sa mère et sa tante Rita, revient hanter sa mémoire, ses rêves, son imaginaire.
C'est grand-maman qui commande, semble-t-il. Même morte. C'est elle qui enjoint à son petit-fils d'écrire sur son histoire familiale. Chemin faisant, elle fera quelques apparitions dans le livre en train de s'écrire. Et ajoutera un supplément d'âme, pourrait-on dire, aux histoires de possédés qui se multiplient. Chère Alice! Chaque fois qu'elle se montrera le bout du nez, le récit gagnera en intensité. C'est vous dire...
Comme quoi l'authenticité, si elle ne garantit pas la qualité d'écriture d'un texte, n'enlève rien à sa valeur littéraire. Au contraire, serait-on tenté d'ajouter. Dans le cas de Normand de Bellefeuille en tout cas. Dans celui de Claude Beausoleil aussi.
Il y a des livres qui s'appellent entre eux. À moins qu'ils ne se répondent? En voici deux qu'on pourrait lire en même temps, chacun dans une main. Pour comprendre le chemin parcouru par deux grands écrivains.
Collaboratrice du Devoir
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Alma
Claude Beausoleil
XYZ
Montréal, 2006, 116 pages
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Votre appel est important
Normand de Bellefeuille
Québec Amérique
Montréal, 2006, 144 pages