Des regards à changer

La nouvelle est tombée jeudi sur notre petit monde du cinéma: Line Beauchamp, ministre de la Culture du Québec, injecte des crédits additionnels de 10 millions de dollars (non récurrents) dans les goussets de la SODEC. Six nouveaux projets de films pourront ainsi passer du scénario à l'écran. L'ironie du sort, c'est que ces millions additionnels destinés à résorber la crise du financement des films maison ne viennent pas d'Ottawa, premier palier sollicité, mais de Québec, aux ressources plus limitées.

Flash-back: en juillet dernier, une délégation de l'industrie du cinéma québécois se rendait dans la capitale nationale pour rencontrer la ministre Beverley J. Oda du Patrimoine canadien. Et que je vous serre les mains, et que je vous explique le problème: trop de bons projets de film émanent du Québec. Notre septième art bouillonne comme une grosse soupe, sans que le financement suive. ÇA NOUS PRENDRAIT 20 MILLIONS DE PLUS!

Ç'a-tu du bon sens que Robert Lepage, Charles Binamé et d'autres refusent désormais de tourner au Québec à force de se cogner le nez contre des portes fermées? Crise! Crise! Crise!

Même Arcand n'a pas eu tous les sous dont il avait besoin pour son Âge des ténèbres. Lui, notre vedette, oscarisé, «cannisé» (presque canonisé). Ça nous la foutait mal. De fait, sa productrice et compagne Denise Robert s'agitait en haut de la pile, avant que le milieu ne lui fasse sentir qu'elle occupait tout le premier plan et qu'après avoir dépensé ses enveloppes à la performance sur Roméo et Juliette, dont ni Téléfilm ni la SODEC n'avait voulu, mieux valait pour elle accepter les sommes proposées pour l'oeuvre d'Arcand et se débrouiller quant au reste.

Grogne et crise dépassaient le cas d'Arcand.

Devant la délégation québécoise, la ministre du Patrimoine canadien opina du bonnet, en bonne diplomate qui ne contredit personne, ne promit rien non plus mais laissa planer ceci et cela. Chacun repartit donc satisfait. Puis la fin de non-recevoir arriva par courrier.

— Pas d'argent supplémentaire, du moins cette année. Désolée, braves gens!

Dix millions venus de Québec, ce ne sont pas les vingt millions réclamés, mais ça colmate quelques brèches. La bonne nouvelle, c'est que la SODEC, en appuyant de nouveaux films, ne s'enfargera pas dans les foutues enveloppes à la performance, qui déshonorent les politiques fédérales.

Chez Téléfilm, la moitié du financement production file à l'aveuglette dans les poches des producteurs et des distributeurs ayant engrangé de grosses recettes aux guichets.

À la SODEC, chaque projet financé est évalué au cas par cas. Une méthode forcément partiale, mais moins obscure.

Depuis l'avènement des enveloppes à la performance en 2000, nous avons été nombreux à nous insurger haut et fort. Parce que pousser la roue du succès commercial signifie tôt ou tard formater des films pour plaire, sans y parvenir nécessairement, mais en égarant l'âme et l'exploration au détour. De fait, s'il existait des recettes au succès, Hollywood, l'ogre gavé de divertissements populaires, remplirait ses salles à tous coups. Alors qu'il se plante plus souvent qu'à son tour.

Les bonzes de Los Angeles se grattent la tête pour trouver les conditions gagnantes, comme d'autres ont cherché jadis la pierre philosophale. En vain, dans les deux cas. Le cinéma a beau constituer aussi une industrie, l'intuition et l'art, si délicieusement impondérables (cauchemars des promoteurs), entrent en jeu pour déjouer tous les pronostics.

Au Québec également. Pas de primes à la performance du côté de la SODEC, donc, mais la philosophie du succès fait tache d'huile chez elle aussi. Chacun voudrait produire des Bon cop, bad cop. Pour l'argent, pour les records, pour les statistiques.

Le pétage de bretelles est encore de mise: «Voyez comme le cinéma québécois est en forme! Près de 20 % de recettes aux guichets l'an dernier. Faudrait être fou pour blâmer les enveloppes à la performance, à l'origine de ce beau succès.» Et bla! bla! bla!

Mais de plus en plus, quand même, la petite communauté cinématographique finit par admettre que ça s'est morpionné cette année.

En gros, les films sont moins bons en 2006, que voulez-vous? Et derrière cette baisse de qualité (et de recettes) se profilent non seulement la fameuse crise de financement mais aussi un tas de mauvais choix des institutions. Des «oui» stridents à des projets potentiellement commerciaux, des «non» embarrassés à plusieurs trucs risqués.

Il semble que les conséquences des enveloppes à la performance et de la course au succès se fassent vraiment sentir en 2006. Ça prend quelques années de flottement avant que les effets pervers ne succèdent aux mauvaises décisions. Un sous-comité s'est penché avec Téléfilm sur le cas des enveloppes à la performance et devrait livrer sous peu ses réflexions, mais on ne s'attend guère à leur abolition.

Alors on encourage fortement la SODEC à privilégier de son côté les projets audacieux avec ses nouveaux fonds. Parce que le balancier doit repencher à gauche au plus vite en visant la qualité.

D'ailleurs, c'est bien pour dire... Le Festival du nouveau cinéma, qui démarre mercredi prochain, présente Sur la trace d'Igor Risi, de Noël Mitrani, classé meilleur film canadien au dernier rendez-vous de Toronto. Or le bijou en question fut conçu sans aide institutionnelle, ce qui en dit long sur les bienfaits de l'indépendance. Rarement le spleen, marié à la neige dans un Montréal à la fois beau et marginal, aura été si bien filmé. Et cette histoire d'un Européen desperado qui nage dans les eaux du crime (merveilleux Laurent Lucas), portée par l'admirable chanson folk Wayfering Stranger, est un western de l'Est lancinant et subtil. Une leçon de rigueur et d'élégance.

Mais qui aurait voulu ici d'un projet si diffus?

Allez nier la nécessité des aides de l'État... Tant mieux si l'argent rentre, mais c'est le regard institutionnel qui doit surtout changer.

otremblay@ledevoir.com

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