D'un dindon à l'autre...

Autant la dinde de Noël avait joué un rôle positif dans la victoire électorale de Stephen Harper en janvier dernier, autant le jeune gouvernement conservateur aura été le dindon de la farce de bon nombre des réunions de famille de l'Action de grâces.

Au début du temps des Fêtes en décembre dernier, M. Harper semblait campé à vie dans le rôle de chef de l'opposition officielle. À la rentrée de janvier deux semaines plus tard, les sondages le désignaient comme le futur premier ministre du Canada. Dans bien des cas, c'est entre deux coups de fourchette que le sort de Paul Martin s'était joué. Entre la poire et le fromage, l'idée de donner la chance au coureur conservateur avait fait son chemin.

Neuf mois plus tard, c'est un autre genre d'idée qui commence à circuler dans les chaumières québécoises. Les conservateurs rêvent d'un gouvernement majoritaire, mais c'est le projet de les renvoyer dans l'opposition qui fait du chemin.

Loin de chercher à élargir sa clientèle, le premier ministre semble déterminé à démontrer qu'il était sérieux quand il a insisté pour que le mot «progressiste» disparaisse du nom de sa formation conservatrice il y a quelques années. Chaque semaine depuis la rentrée d'automne, ses stratèges s'acharnent à donner de nouvelles raisons aux électeurs progressistes de se mobiliser contre le gouvernement. Ce genre de mouvement pourrait pourtant jouer un très mauvais tour à Stephen Harper aux prochaines élections.

Les deux tiers des électeurs ont voté contre les conservateurs en janvier dernier. Le mandat du gouvernement Harper est un des plus minces de l'histoire récente du Canada. À la Chambre des communes, il gouverne à contre-courant de la tendance lourde et centriste que représentent les trois partis d'opposition.

Cela ne l'empêche pas d'abandonner les cibles du protocole de Kyoto, de prolonger (indéfiniment?) la présence militaire canadienne en Afghanistan, de tenter d'éliminer le registre des armes à feu, de vouloir mettre en place un sénat élu envers et contre les objections de plusieurs provinces et de chercher de nouvelles façons de ne pas rendre les armes contre le mariage gai. Ces dernières semaines, les minorités des langues officielles, les analphabètes, les féministes, les musées et la communauté gaie se sont tous retrouvés dans sa mire. Qu'en serait-il si le gouvernement Harper était majoritaire et qu'il avait les moyens parlementaires de ses ambitions idéologiques?

Il y a quelques années, l'arrivée de Paul Martin à la tête du PLC avait joué un rôle déterminant dans l'union de la droite au Canada. Confrontés à des sondages qui donnaient à M. Martin l'allure d'un rouleau compresseur électoral, progressistes-conservateurs et alliancistes s'étaient résignés à enterrer leurs vieilles querelles pour éviter de mourir séparément.

Rien de tel ne se dessine du côté des trois partis qui se situent à la gauche du gouvernement actuel. Entre les libéraux, les néo-démocrates et le Bloc québécois, il n'y a pas les éléments d'un ménage à trois. Mais Stephen Harper pourrait tout de même unir de facto la gauche aux prochaines élections.

En Ontario pendant les années 1990, les politiques de droite des gouvernements de Mike Harris avaient transformé une masse critique de sympathisants néo-démocrates en électeurs libéraux. Si la tendance du gouvernement Harper se maintient, Jack Layton n'aura pas suffisamment d'arguments — quelle que soit l'identité du prochain chef libéral — pour empêcher le même genre de mouvement à l'échelle du reste du Canada aux prochaines élections.

Au Québec, le Bloc québécois a déjà signalé qu'il faudrait l'équivalent d'un improbable miracle sur le front du déséquilibre fiscal pour qu'il appuie le prochain budget fédéral. En temps normal, Gilles Duceppe n'a pas l'habitude d'ouvrir son jeu si longtemps à l'avance. Mais plusieurs de ses députés avouent qu'il est de plus en plus intenable de soutenir le gouvernement Harper. On peut également penser que l'idée d'éviter un retour en force des libéraux à la faveur d'un ressac contre les politiques conservatrices n'est pas étrangère au désir bloquiste d'en découdre le plus tôt possible.

On peut se demander combien de Québécois ont suivi la prestation de Michael Ignatieff à Tout le monde en parle dimanche en se demandant s'ils pourraient voter pour lui aux prochaines élections. Chose certaine, devant un chef libéral qui parle de la nécessité d'enchâsser le statut national du Québec dans la Constitution, qui n'a que de bons mots pour la loi 101 et qui n'était pas au Canada pendant l'affaire des commandites, le Bloc aurait la partie moins facile.

En janvier dernier, bien des électeurs québécois ont passé outre aux antécédents partitionnistes de Stephen Harper et à ses positions de droite pour se débarrasser des libéraux de Paul Martin. L'inverse est non seulement tout aussi possible, mais encore plus probable à la lumière de l'écart de plus en plus large entre les politiques conservatrices et la mouvance québécoise.

Parce que le prochain dirigeant libéral est susceptible d'unir à leurs dépens une masse critique d'électeurs contre Stephen Harper, le Bloc et le NDP ont tout autant intérêt que les conservateurs à ne pas donner au PLC le temps de s'organiser sous un nouveau chef avant de retourner en campagne électorale.

En principe, on se prépare donc à un scrutin printanier au Canada. Mais si on parle en bien du nouveau chef libéral et en mal de Stephen Harper autour de la dinde du temps des Fêtes, il se pourrait qu'on étrenne encore un autre premier ministre à l'Action de grâces l'an prochain.

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chebert@thestar.ca

Chantal Hébert est columnist politique au Toronto Star

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