Perspectives - Comme si la Chine n'existait pas

Les États-Unis tentent depuis peu un rapprochement avec la Chine. Engagé jusque-là dans une escalade des accusations et des menaces, Washington a changé de ton et insiste, désormais, sur les intérêts que les deux pays ont en commun. Le Canada, pendant ce temps, fait tout le contraire en multipliant les gestes de rupture avec la puissance économique montante, ou en faisant simplement comme si elle n'existait pas.

La déclaration, le mois dernier, du nouveau secrétaire américain au Trésor, Henry (Hank) Paulson, venait contredire les partisans du protectionnisme. «La prospérité des États-Unis et celle de la Chine sont étroitement liées», a-t-il dit à la veille d'une visite officielle dans l'Empire du Milieu, avant d'ajouter que leur relation bilatérale sera, dans les années à venir, la plus déterminante pour l'économie mondiale. Quelques jours plus tard, les deux pays ont annoncé qu'ils tiendraient deux fois l'an une rencontre au sommet pour discuter des questions économiques. Il y a dix jours, les champions de la ligne dure au Sénat américain ont décidé, à la dernière minute, de laisser tomber un projet de loi bien connu menaçant la Chine de sanctions commerciales si elle ne réévaluait pas immédiatement sa devise.

Ces récents événements marquent, aux États-Unis, un changement spectaculaire d'attitude après des mois passés à accuser les Chinois de toutes les turpitudes. Ce virement de cap, perceptible à la Maison-Blanche depuis quelques mois déjà, peut avoir de nombreuses explications. On s'est peut-être finalement rendu compte que la modération et la diplomatie privilégiées par l'ancien banquier Hank Paulson avaient des chances d'être plus efficaces et braqueraient moins Pékin que les manières de cow-boy de son prédécesseur, l'ancien président de compagnie de trains John Snow. On a peut-être réalisé qu'un pays qui est d'ores et déjà la quatrième plus grande économie du monde et la troisième puissance exportatrice ne se laisse pas bousculer impunément. Les États-Unis adoptent peut-être simplement le ton que n'importe quel pays aurait à l'égard de leurs principaux bailleurs de fonds étrangers. Toujours est-il que les États-Unis ont décidé de se rapprocher de la Chine.

Le Canada, de son côté, semble vouloir faire exactement le contraire depuis l'élection des conservateurs. La première déclaration officielle du nouveau premier ministre Stephen Harper sur la Chine visait à dénoncer ses activités d'espionnage industriel. Son parti s'était déjà fait remarquer durant les années d'opposition en faisant campagne pour une plus grande reconnaissance diplomatique de Taïwan. Depuis l'élection, le Canada a fait du dalaï-lama un citoyen honoraire et refuse de rendre aux autorités chinoises un important homme d'affaires chinois réfugié à Vancouver et accusé dans son pays d'être à la tête d'un vaste réseau de contrebande.

Les chancelleries n'ont pas manqué de remarquer qu'aucun ministre du cabinet Harper ne s'était encore rendu en Chine, plus de huit mois après avoir été élus, jusqu'à ce que le ministre de l'Agriculture, Chuck Strahl, prenne son courage à deux main (et sa valise de l'autre), et qu'il y parte cette fin de semaine pour une visite officielle de sept jours. Moins d'un an après être entrés en fonction en tant que premiers ministres, Jean Chrétien avait déjà fait de la bicyclette sur la place Tiananmen et Paul Martin, joué des baguettes à Shanghaï. Pire encore, le ministre des Affaires extérieures, Peter MacKay, n'a pas trouvé le temps d'établir un premier contact personnel avec l'ambassadeur chinois au Canada avant le mois dernier.

Partenariat en péril

Toutes sortes de raisons sont évoquées pour expliquer ce comportement. On dit que l'aile évangéliste chrétienne du caucus conservateur serait particulièrement sensible à la question des droits humains en Chine, et que le pauvre ministre du Commerce international, David Emerson, a bien du mal à convaincre ses collègues que cela n'empêche pas que l'on s'occupe aussi d'autres enjeux. Les fonctionnaires concernés expliquent que la Chine n'apparaît tout simplement pas sur les cartes du gouvernement conservateur dont toute l'attention, sur la scène internationale, est occupée à temps plein par l'opération canadienne en Afghanistan, mais surtout par le resserrement des liens avec le voisin américain.

Cette attitude est directement responsable de l'impasse dans laquelle se trouvent les négociations visant à faire reconnaître le Canada comme une destination touristique autorisée par le régime chinois. Elle a surtout eu pour effet de mettre sur la glace le «partenariat stratégique» que les deux pays avaient convenu, l'année dernière, d'établir entre eux. C'est le genre d'offre que les Chinois ne font pas à tous les pays. Cela signifie qu'ils voudraient établir des liens étroits et à long terme. Mais depuis les derniers mois, ils sont les seuls à continuer d'en parler.

On peut discuter longuement de la nature et de l'importance des relations que le Canada devrait entretenir avec le géant chinois. Il ne fait aucun doute qu'il reste encore beaucoup de chemin à parcourir à cette dictature avant de satisfaire aux conditions minimales de respectabilité démocratique, et qu'il est du devoir d'un pays comme le Canada de faire tout ce qu'il peut pour encourager le régime chinois, sinon lui forcer la main pour qu'il apporte les changements nécessaires. Sur le plan économique, on ne conçoit pas qu'un gouvernement sérieux, quel qu'il soit, puisse établir une stratégie de développement qui ne tiendrait pas compte d'une économie de

1,3 milliard d'individus qui croît à plus de 8 % par année depuis 25 ans et qui devrait s'être hissée au premier rang mondial quelque part d'ici 2040.

Si le pays le plus puissant au monde semble en voie de prendre acte du rôle central que jouera désormais la Chine sur l'échiquier mondial, et qu'il commence à adapter sa ligne de conduite en conséquence, on voit mal comment le Canada pourrait se permettre de continuer de faire comme si elle n'existait pas.

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