Tuerie à Nickel Mines - Pourquoi les Amish ont choisi de se séparer du monde

Des policiers de l’État de Pennsylvanie escortent le cortège funèbre d’une des cinq petites victimes de la fusillade de l’école Nickel Mines, au début d’octobre.
Photo: Agence Reuters Des policiers de l’État de Pennsylvanie escortent le cortège funèbre d’une des cinq petites victimes de la fusillade de l’école Nickel Mines, au début d’octobre.

Plus peut-être que par la tuerie de Nickel Mines, les journalistes et le public auront été déconcertés par l'attitude des Amish, si sobres devant une telle tragédie. Si le drame intime de l'auteur du massacre reste encore une énigme, par contre une vérité devrait s'imposer au vu des victimes, inébranlables au coeur d'une épreuve qui, ailleurs, aurait dévasté les familles même les plus fortes.

Comment ces gens font-ils, en effet, pour pleurer discrètement leurs filles, pardonner à Charles Roberts, l'homme qui les a tuées, sympathiser avec la veuve et les trois enfants qu'il laisse, et ne rien demander au public ou aux autorités, sauf le respect de leur deuil et de leur manière d'y survivre? La réponse ne fait pas de doute. Ils puisent, comme ils l'ont fait depuis des siècles, dans leur foi et leur unité.

«Ils savent que leurs enfants vont au paradis, qu'ils sont innocents et qu'eux-mêmes les rejoindront à leur mort», explique Gertrude Huntington, citée par l'Associated Press. Selon cette experte du Michigan, une spécialiste de l'enfance chez les Amish, il ne faisait aucun doute, non plus, que les Amish allaient être solidaires du tueur et de son épouse, car pour eux, dit-elle, citant la Bible, «le jugement est entre les mains de Dieu: "Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés"».

Un porte-parole des Roberts, Dwight Lefever, confirme qu'un voisin amish réconfortait cette famille, des presbytériens, dans les heures qui ont suivi la fusillade. Un autre membre de la communauté, Daniel Esh, un artiste et un menuisier dont trois petits-neveux étaient à l'école lors de l'attaque, souhaitait lui aussi pour la veuve et les orphelins qu'ils soient entourés d'amis et reçoivent beaucoup d'appui.

Il n'en découle pas que les Amish soient insensibles à la souffrance. Ils souffrent devant tant innocence massacrée, et les enfants qui ont survécu en porteront longtemps des séquelles. Mais chez eux, on ne répond pas à une telle douleur par la haine ou le désir de vengeance (sentiments souvent ressentis ailleurs et parfois exprimés violemment). Cette bienveillance n'est pas qu'un choix théologique. Les Amish ont une forte histoire.

Certes, on les connaît à leur existence communautaire, en pleine nature rurale, tranchant avec la vie moderne et la fébrilité urbaine. Mais s'ils refusent les avantages du progrès, ils ont surtout gardé les valeurs qui les ont amenés, au XVIe siècle, à fuir une société incompatible avec leurs croyances. Plus encore, dans l'Europe catholique d'alors, ils ont chèrement payé la fidélité à des principes qui les désignaient comme des ennemis publics.

La chrétienté tiendra, en effet, ces réformateurs pour des hérétiques et des fauteurs de troubles. Ils vont tôt subir la persécution et le bûcher. Leurs principes représentaient un changement radical pour l'époque. Ils sont encore, du reste, tant pour les religions organisées que pour nos sociétés, un exemple de contestation radicale, mais non violente.

Un monument de moralité

Les Amish s'en tiennent à une interprétation littérale de la Bible. Leurs enfants vont à l'école, mais jusqu'à 14 ans seulement, âge où ils travailleront à la ferme jusqu'à leur mariage. Les hommes portent la barbe. Les instruments de musique sont interdits. Tous évitent également les gravures, d'où leur réticence à paraître dans les médias. Ils sont pacifistes et refusent l'aide gouvernementale. Enfin, ils ne se défendent pas, encore moins intentent-ils des procès. Bref, un monument de moralité en pleine Amérique violente.

Issus des protestants mennonites, les Amish ont poussé plus loin qu'eux le rejet du catholicisme romain. Un peu comme les juifs hassidiques d'Europe orientale par rapport au judaïsme traditionnel, ils vont se séparer de la société environnante, sinon de la famille anabaptiste dont ils sont nés. On en compte aujourd'hui, répandus dans quelque 20 États, plusieurs milliers aux États-Unis (et quelques centaines en Ontario et, depuis peu, au Manitoba). Ils parlent encore un vieil allemand et apprennent l'anglais à l'école. La Cour suprême a reconnu, en 1972, leur droit de refuser l'enseignement public.

Ils se sont séparés de la société, faut-il penser, non parce qu'elle est foncièrement mauvaise ou perdue, mais parce qu'à leur jugement, on ne peut, à moins de vivre dans une communauté de foi, affronter le mal qui souvent en jaillit. Les Amish croient même que le mal présent dans la société autour d'eux pourra, de temps en temps, venir les frapper dans leur réclusion, leur infligeant indignité et mort, mais pour eux l'indignité n'est rien, et la mort un passage vers la vie, ainsi que l'explique Larry Cornies.

Autrefois éditeur au London Free Press et aujourd'hui professeur d'éthique à l'université Ryerson, Cornies, lui-même un mennonite, rappelait ces jours-ci dans le Globe and Mail l'importance des années de feu qui ont marqué les origines des Amish. Ils en ont gardé un martyrologe qui alimente leur foi. Il ne faudrait pas chercher ailleurs leur sérénité présente. En ce moment critique, conclut-il, «au milieu de leur peine immense et de leur profonde perte, ils se souviendront à nouveau de la raison pour laquelle ils ont choisi de se séparer du monde».

L'estime du milieu

Pourtant, tout le monde ne leur est plus hostile. Les médias et le grand public auront remarqué la réserve respectueuse que les gens de Pennsylvanie, autorités comprises, ont démontrée ces jours-ci envers leur communauté. Certes, l'exposition familiale des dépouilles, les visites de sympathie, les marques de solidarité ne sont pas propres aux Amish: ces pratiques étaient courantes dans la société traditionnelle.

Toutefois, l'attitude des représentants publics de Pennsylvanie, la compassion des gens d'autres confessions dans la région, la discrétion de la presse locale, et le refus des autorités de laisser les médias extérieurs fondre sur les familles et sur les funérailles, comme c'est devenu la mode en Amérique, tout cela démontre aussi que les Amish avaient su gagner l'estime du milieu où ils vivent. «Je pense qu'en ce moment ces familles veulent être laissées à leur peine, et nous devrions respecter cela», a commenté le Dr Holmes Morton, de la clinique de Nickel Mines.

Autre comportement frappant dans une Amérique cupide et exploiteuse, notamment à l'occasion de tragédies: les Amish n'ont pas coutume de requérir l'aide extérieure.

«Nous ne demandons pas d'argent, aurait dit l'un d'eux, pour nous il est mauvais d'en demander. Mais nous l'accepterons avec humilité», rapporte Kevin King, le directeur d'un service mennonite d'aide en cas de désastre. Devant l'insistance de dirigeants amish, toutefois, il a établi un fonds pour la veuve et les enfants de Charles Robert, l'auteur du drame.

Pour les Amish, ce drame, pourrait-on dire, revêt des proportions bibliques. L'homme de 32 ans, excellent père de famille et fidèle pratiquant, tourmenté contre lui-même (pour avoir supposément violé des enfants étant jeune) et contre Dieu (qui l'aurait puni avec la mort de sa fille), s'en serait finalement pris à Dieu et aux filles d'une communauté qui ne vit que pour Dieu. Avant de s'en prendre à lui-même. La foi n'explique pas une telle horreur. Mais, à l'évidence, les Amish montrent qu'elle permet d'y survivre.

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redaction@ledevoir.com

Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.

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