La fin de l'histoire

La divulgation en mai dernier de l'ébauche du nouveau programme d'histoire destiné aux élèves de troisième et de quatrième secondaire avait soulevé un tollé. De nombreux historiens et de simples citoyens ne comprenaient pas pourquoi, sous prétexte de réforme pédagogique, le programme passait presque sous silence des moments de notre histoire aussi importants que la Conquête et la rébellion des Patriotes. Devant la levée de boucliers, le ministre avait aussitôt annoncé que des corrections seraient apportées. Celles-ci ont été rendues publiques il y a deux semaines.

Dans la nouvelle version, les mécontents trouveront réponse à un certain nombre de leurs critiques. Les rédacteurs ont en effet pris soin d'ajouter la plupart des événements marquants dont les observateurs attentifs avaient souligné l'absence flagrante. Il n'est donc plus possible de reprocher au programme de ne pas mentionner la déportation des Acadiens ou le rapatriement unilatéral de la Constitution. L'ajout d'une chronologie permet en effet de combler les trous béants de la première version.

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Mais encore faut-il savoir que tous ces ajouts n'ont été faits qu'à titre d'exemple. Une lecture attentive montre en effet que tous les événements historiques mentionnés dans le programme ne le sont qu'à titre d'illustration. Aucun d'eux ne comporte un caractère obligatoire. En effet, les rédacteurs prennent le soin de préciser que ces événements ne sont que «des ressources à utiliser» et rien de plus. Afin de «respecter l'autonomie professionnelle de l'enseignant», c'est à lui et non au programme, dit-on, qu'il appartient «de choisir l'éventail des faits historiques pour traiter des réalités sociales selon les caractéristiques et les besoins de ses élèves».

Ainsi, un professeur qui juge que ses élèves n'ont pas vraiment besoin de savoir qui étaient Montcalm et Wolfe pourra passer par-dessus la Conquête s'il le juge nécessaire. Un autre pourra mettre de côté l'année 1837 et la pendaison de Louis Riel. Pourvu qu'il trouve le moyen de toucher aux sept grandes «réalités sociales» définies dans le programme, rien n'empêchera un professeur de passer trois mois à étudier avec ses élèves les registres de baptême de la paroisse de Trois-Pistoles.

Ce qui n'a pas changé, en somme, c'est l'esprit même de ce programme, esprit qu'on pourrait résumer ainsi: le monde dans lequel nous vivons est trop complexe pour qu'on puisse y organiser les connaissances historiques. Et puisque toutes les interprétations de l'histoire se valent, il revient donc à chaque professeur de décider quels événements il étudiera avec ses élèves.

Ces savoirs sont d'ailleurs secondaires au regard des «compétences» que vise d'abord à développer le nouveau programme. La connaissance des événements, des personnages et des dates est devenue facultative. On étudiera évidemment des faits historiques, mais ceux-ci pourront varier à l'infini. Et le programme se garde bien de dire s'il est plus important d'étudier la bataille des plaines d'Abraham pour comprendre le «changement d'empire» que l'évolution du régime alimentaire d'une famille paysanne du Bas-du-Fleuve au XVIIIe siècle.

Un élève pourra donc ignorer la date et les circonstances politiques du premier voyage de Jacques Cartier à la condition qu'il apprenne à «interroger» et à «interpréter les réalités sociales dans une perspective historique». Qu'importe si cette «compétence» se développe en étudiant le rapport Durham ou le cadastre de l'île d'Orléans. Et comme la nouvelle pédagogie incite les professeurs à multiplier les recherches et les mises en situation tout en refusant d'établir une hiérarchie des documents les plus importants, on imagine facilement que le temps consacré à la découverte exhaustive des moments clefs de notre histoire sera de plus en plus congru.

On pourra heureusement compter sur l'intelligence et le jugement des professeurs qui n'ont pas tous sombré dans le relativisme postmoderne des auteurs. Mais tenons-le-nous pour dit: ce programme n'offre pas de socle commun de connaissances historiques s'imposant à tous les élèves du secondaire.

On pourra bien se gargariser de responsabilité citoyenne et de démocratie par la suite. De quelle citoyenneté et de quelle démocratie s'agira-t-il si ces mêmes citoyens n'ont plus de points de référence communs, s'ils ne sont plus tous tenus de savoir au moins qui étaient Louis-Joseph Papineau et Étienne Parent?

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On sait aussi que les auteurs du nouveau programme ont voulu se démarquer d'une vision par trop nationaliste de l'histoire. L'intention peut être louable si on désigne par là une interprétation partisane et tronquée ne laissant place qu'à une seule version des faits. Mais la crainte du «discours national» est telle chez nos auteurs qu'elle les empêche de parler de la nation québécoise. Le «peuple» québécois n'a pas non plus droit de cité alors que les peuples autochtones ne semblent pas poser de problème. C'est à peine si on mentionne timidement l'«affirmation nationale» parmi les grands débats de société des années 60 et, au détour d'une phrase, l'existence des nationalismes canadien et canadien-français.

À force de vouloir se démarquer du nationalisme, le programme fait l'impasse sur l'identité des Québécois et celle de leurs ancêtres canadiens-français et canadiens. Ce faisant, il sombre dans une autre idéologie. Derrière les slogans à la mode sur «l'éducation citoyenne», toute l'évolution historique du Québec semble tendue vers la fabrication d'un être moderne, sujet libre et sans appartenances d'une démocratie abstraite et éthérée. À chaque page transpire l'idée selon laquelle notre société est à la fois la plus démocratique, la plus pluraliste et la plus «ouverte sur le monde».

Les auteurs, qui répètent de façon incantatoire le mot «démocratie» (une bonne soixantaine de fois!), ont-ils conscience qu'à force de vouloir éviter le nombrilisme national, ils sombrent dans un nombrilisme démocratique absolument béat? Comme si la démocratie trouvait à se réaliser ailleurs qu'au sein d'une nation et d'une identité précises.

Et sans des citoyens qui connaissent leur histoire.

crioux@ledevoir.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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