Pour un air d'accordéon
Le bal musette a traditionnellement symbolisé la France. Longtemps, les Français ont aimé se représenter sur ces airs d'accordéon issus des quartiers populaires de Paris. Il semble que cette époque soit révolue. L'accordéon serait même devenu un instrument déshonorant, une sorte de souillure qui marque ceux qui en jouent.
C'est ce qu'a récemment découvert Valérie Faure, avocate dans la petite ville de Bergerac, près de Bordeaux. Quelle ne fut pas sa surprise de recevoir une convocation du tribunal de grande instance afin de répondre devant ses pairs pour avoir porté atteinte à la «dignité» de sa profession.Valérie Faure n'a pourtant pas posé nue dans un magazine. Elle n'occupe pas non plus d'emploi fictif à la mairie de sa ville. Elle n'a même pas écrit de livre à scandale, comme tant d'avocats célèbres.
Elle s'est tout simplement découvert une passion pour l'accordéon.
Mariée depuis une dizaine d'années à un Bulgare qui joue de la gadulka, un violon oriental à 13 cordes, Valérie l'accompagne à l'accordéon pendant ses temps libres. Le couple fait de petits contrats dans la région, et il lui arrive de jouer dans la rue, comme ces dizaines de milliers de musiciens qui égaient les villes de France.
Le port de la cravate a beau ne plus être obligatoire dans les palais de justice, il reste tout de même des limites qu'un magistrat ne doit pas franchir. Et l'accordéon serait de celles-là. Du moins, selon le bâtonnier qui, par un beau dimanche ensoleillé, a pris Valérie en flagrant délit à Issigeac, en Dordogne.
En fait, celui-ci reprocherait surtout à l'avocate de «mendier». En effet, comme tous les musiciens de rue, les époux déposent à leurs pieds un étui dans lequel les passants ravis jettent quelques pièces...
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L'anecdote serait insignifiante si elle n'était représentative du climat qui règne ces jours-ci en France.
Pendant que les États modernes s'interrogent sur la façon de réglementer les crimes financiers, la France ne trouve rien de mieux que de se lancer dans la répression tous azimuts de la prostitution et de la mendicité.
Quelques impertinents ont souligné qu'en Californie, les dirigeants d'Enron ont déjà les menottes aux poignets alors que, dix ans après le fait, les responsables du scandale du Crédit Lyonnais courent toujours. Le ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, avait visiblement des affaires plus urgentes à régler.
Lesquelles? Par exemple, recriminaliser la prostitution et la mendicité, deux activités qui ne sont plus inscrites depuis longtemps au code pénal de nombreux pays, dont le Canada. Cela ne signifie pas qu'on ait trouvé des solutions à ces maux. Cela veut simplement dire que nous savons que la prison n'a jamais aidé ceux qui en sont réduits à mendier et à se prostituer.
Sans la moindre commission d'enquête, la France vient de faire table rase de toutes ces discussions d'intellos. Le nouveau projet de loi sur la sécurité intérieure rend passible de six mois de prison et
11 000 $ d'amende «le fait, par tout moyen, y compris par sa tenue vestimentaire ou son attitude, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles». C'est ce qu'on nomme la «sollicitation passive».
Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin?
La plupart des clochards des grandes villes sont des malades mentaux qui ont été jetés à la porte des asiles? Qu'à cela ne tienne, la même loi recrée le délit de mendicité, disparu depuis 1994. On aurait pu s'intéresser à la publicité frauduleuse et à la sollicitation commerciale (notamment destinée aux enfants), qui sont de vrais fléaux en France. Mais non. Les vendeurs itinérants pourront continuer à vendre des aspirateurs en faisant croire au client qu'il a gagné à la loto. Quant aux clochards, qui demandent l'aumône de façon pourtant moins insistante, ils devront déguerpir des sorties de métro.
La même loi va jusqu'à interdire aux jeunes de traîner dans les cages d'escalier et les parties communes des immeubles. Les coupables seront
passibles de deux mois de prison et d'une amende
de 4500 $.
Qu'il s'agisse de mendicité ou de prostitution, de la chasse aux gitans que mène la police ou du roman Rose bonbon que Nicolas Sarkozy envisage d'interdire aux mineurs, la réponse du gouvernement est étrangement monocorde.
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Le plus étonnant, c'est que cet arsenal répressif risque de demeurer inapplicable. Aussi inapplicable que cette interdiction de conduire sous l'effet de la marijuana, tout juste adoptée par les députés et pour laquelle il n'existe aucun test vraiment fiable.
Qu'importe, au fond, puisque le gouvernement français semble d'abord chercher un effet d'annonce dans ce jeu de bras de fer.
Si c'était le manque de lois qui causait la mendicité et la prostitution, cela se saurait. Alors, à quoi sert donc toute cette agitation législative à propos de questions qui devraient se régler le plus simplement du monde dans chaque quartier au lieu d'occuper le temps précieux des législateurs?
L'ethnologue Patrick Declerck émettait récemment une hypothèse qui vaut la peine d'être retenue. «Devant la complexité de ces manques, de ces pathologies, devant le vertige de cette inquiétante étrangeté, la tentation la plus bête, la plus primaire, consiste à interdire. Comme si l'interdiction, par magie, allait permettre de faire disparaître la chose même.»
Un petit air d'accordéon avec ça?
crioux@ledevoir.com
Christian Rioux est correspondant du Devoir à Paris.