C'est la vie!: Les enfants (rois) des autres

« À présent, elle voudrait savoir pourquoi, moi, une fille aussi fantastique, je souhaiterais m'occuper de son gosse. C'est vrai, quoi, elle qui lui a donné la vie s'en passe très bien, alors pourquoi ? » - Nanny, journal d'une baby-sitter, Emma McLaughlin et Nicola Kraus

Il n'y a pas 36 façons de ne pas élever ses enfants. L'une d'elles consiste à faire appel aux services d'une nanny diplômée, préférablement une étudiante qui complète son programme en ergothérapie après avoir terminé le Conservatoire de théâtre. Ou alors on embauche une Philippine au noir. Dans le quartier voisin du mien, à Westmount, elles se retrouvent toutes au petit parc de la rue Landsdowne à l'heure du midi pour échanger leurs dernières histoires d'horreur en tagalog.

Depuis que j'ai lu Nanny, journal d'une baby-sitter (Albin Michel), j'ai encore plus d'admiration pour ces « aides familiales » qui travaillent souvent pour des mères très prout-ma-chère qu'on croise rue Sherbrooke Ouest, entre une séance de magasinage chez Ben et Tournesol, une pédicure chez Fanny Of Westmount et une tasse de thé équitable à La Gascogne. Loin de moi l'idée de juger des activités de ces femmes comblées, Emma McLaughlin et Nicola Kraus s'en chargent très bien. Ces deux ex-nannys et auteurs du best-seller The Nanny Diaries ont secoué le Tout-Manhattan huppé l'an dernier en publiant ce roman dont on dit qu'il est à mi-chemin entre Mary Poppins et Le Bûcher des vanités.

Elles décrivent leur employeuse type comme suit : « Elle est toujours petite et menue. Ses cheveux sont toujours fins et raides ; elle a toujours l'air d'inspirer — jamais d'expirer. Elle porte toujours un coûteux pantalon beige, des ballerines Chanel, un t-shirt rayé et un cardigan blanc. Éventuellement, quelques perles discrètes. En l'espace de sept ans et d'une kyrielle d'entretiens, le "je-suis-une-mère-décontractée-en-pantalon-mais-intimidante-avec-mes-pompes-à-quatre-cents-dollars" n'a pas varié d'un iota. Et il est tout simplement impossible de l'imaginer en train de faire le nécessaire pour avoir un gosse. »

L'enfant-tyran va prendre son bain

Faire le nécessaire pour un gosse à qui on offre tout le superflu, c'est quoi ? Et quand notre enfant-roi devient un enfant-tyran puis un petit despote, la meilleure façon de s'en débarrasser n'est-elle pas de le confier aux soins d'une gardienne spécialisée ? Récemment, je réfléchissais à la difficulté d'éduquer un enfant en 2002. Vaste programme pour une fille qui n'est même pas capable de discipliner son chat ! N'importe, je ne sais pas pondre l'oeuf, mais je sais quand il est pourri.

J'étais assise au petit parc de la rue Landsdowne, envahi par les nannys et leurs petits rois de trois ans qui règnent « sur tous leurs sujets, beaux et laids ». J'observais la seule mère présente (cheveux raides, ballerines Chanel), qui portait sur son dos un gamin de six ans qui lui tirait les cheveux. La courageuse est venue se décharger de son fardeau sur mon banc. « Je sais ce que tu vas faire ! », a-t-elle dit à l'intention de sa progéniture.

Et il l'a fait. Il a lâché une poignée de terre et de sable sur la tête de sa maman. Elle a ri, visiblement furieuse mais ne voulant pas créer d'esclandre. « Je sais ce que va être ta punition, a-t-elle poursuivi sur un ton guilleret. Tu vas prendre un bain ce soir ! » Wow ! J'étais épatée. Cette mère tentait de mettre des balises fermes et de rendre le monde rassurant pour cet enfant-tyran. Il a évidemment répliqué par un « Non ! » retentissant. Qu'importe, l'intention était là. J'ai failli lui emprunter son téléphone cellulaire afin de la dénoncer à la DPJ pour sévices corporels.

J'ai rapporté l'incident à ma copine Brigitte, une ergothérapeute de l'hôpital Sainte-Justine qui est capable de stimuler cognitivement des courgettes et des betteraves. Bibi vient d'accoucher de son deuxième enfant, a lu Brazelton et Dolto, ce qui lui permet de coupler le manque de sommeil à la théorie. Tandis que je faisais faire son rot au petit Nicolas, sa mère s'enflammait pour un de ses sujets de prédilection : l'enfant-roi. « On n'a plus beaucoup d'enfants, on n'a jamais eu autant de moyens, on n'a pas beaucoup de temps à leur consacrer et on ne veut pas que ce temps soit frustrant. Sauf qu'on a créé des monstres. Il faut avoir l'humilité de le reconnaître. C'est un véritable problème de société. La vie, c'est difficile. Si personne ne t'a mis de limites, si personne ne t'a permis de repousser des barrières, tu vas t'écrouler dès la première difficulté. Et c'est ce qu'ils font. »

Selon Brigitte, on assiste aussi au vieillissement des parents biologiques ou adoptifs qui connaissent les joies de l'éducation sur le tard et éprouvent davantage de difficulté à tirer sur le frein d'urgence. « Ces enfants, tu les as tellement voulus que tu te sens coupable de dire non », conclut-elle. Ajoutez à cela un problème national de dénatalité et les pannes de fertilité plus fréquentes, et vous avez de quoi donner une plus-value à l'enfant de plus en plus unique. Ils ont un comptoir de remboursements chez Procréa, au fait ?

Parents esclaves anonymes

Le job de parent est non seulement ingrat, j'ai fini par décréter qu'il est impossible. J'ai pitié de ces pauvres géniteurs montrés du doigt dès qu'ils tentent de tirer l'oreille de leurs petits rois (qui ont un piton 911 installé dans leur Gameboy) et dénoncés dans la foulée parce qu'ils ne sévissent pas au bon moment, c'est-à-dire entre dix et dix-huit mois, selon la psychanalyste Christiane Olivier, qui vient de publier Enfants-rois, plus jamais ça !

Leurs enfants-rois nous emmerdent big time ; pas étonnant que des mouvements de ségrégation comme No Kidding aient vu le jour. Ces célibataires et couples sans enfants sympathisent grâce à un club social, aussi antisocial que cela puisse paraître. J'imagine que si les enfants savaient où est leur place, ces adultes n'auraient pas besoin de revendiquer la leur.

Les livres traitant de l'enfant en colère ou de la façon de ne pas se faire mener par le bout du nez par un marmot qui n'a pas encore fait ses dents abondent dans les librairies cet automne. Qui les lira ? Les nannys, c't'affaire !

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Lu : Enfants-rois, plus jamais ça !, de la psychanalyste Christiane Olivier (Albin Michel). L'auteur des Enfants de Jocaste reprend la leçon dès la naissance et nous explique qu'il faut imposer des limites dès que l'enfant se met à marcher et à explorer son entourage. L'enfant apprendrait le respect de l'autorité entre deux et quatre ans. Christiane Olivier a fait des analyses avec Jacques Lacan et Françoise Dolto ; son livre repose à la fois sur la théorie et la pratique.

Retrouvé : l'animateur et psychologue Michael Weiss à la barre de l'émission Real Families (Life, dimanche à 11 h 30 et 19 h 30). Ce pédagogue de terrain visite des familles dans leur habitat naturel, détermine le problème avec le ou les enfants et apporte les solutions. Il est direct, sans flon-flon et drôle. Les parents, eux, ont généralement l'air pétrifiés. Ce psy devrait aller faire un tour chez Ozzy Osbourne à Musique Plus le mercredi soir, mais je crains qu'il soit trop tard.

Noté : que l'émission Frontier House, dont je vous ai parlé au printemps dernier, sera rediffusée à PBS-33 (Burlington) les dimanches à 22 heures, du 13 octobre au 17 novembre. Enregistrez ces six heures d'excellente télévision reality pour toute la famille. Vous verrez trois familles modernes revivre le XIXe siècle au temps de la colonisation de l'Ouest américain. Les enfants sont particulièrement touchants dans leur apprentissage de la vraie vie. Ils remettent en question nos valeurs, l'abondance, le gouffre abyssal du désoeuvrement dans lequel on les plonge. À ne pas manquer !

Vu : le film Mostly Martha avec ma génitrice. Ça se déroule en grande partie dans les cuisines d'un grand restaurant de Berlin. Comment une petite fille réussit à réunir deux chefs qui étaient à couteaux tirés. Comment cette petite fille reprend goût à la vie à travers les spaghettis de Mario. De belles images, de l'émotion, de l'amour, de l'italien et des pastas à volonté. Adorable.

Consulté : le nouveau Larousse Vous et votre enfant. Très complet comme ouvrage, on couvre de la naissance jusqu'à dix ans. J'y ai appris que l'enfant peut aider à ranger ses jouets dès l'âge de 18 mois. Et que la télé ne doit pas être vue comme une baby-sitter économique... Très pertinent.

Savouré : Petit Prince Pouf (L'École des loisirs) d'Agnès Desarthe. On y retrouve les fabuleux dessins de Claude Ponti. C'est l'histoire d'un futur petit roi qui ne va pas à l'école parce que ses parents l'ont appelé Pouf. Un petit bouquin farfelu que vous pourrez lire à vos enfants dès l'âge de quatre ans.

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Vent du large

Mission Arctique

Ainsi s'achève cette correspondance avec le voilier Sedna pendant son expédition scientifique dans le Grand Nord. Chaque semaine, le chef de mission Jean Lemire nous a fait longer ses rives, ses dérives. Aujourd'hui, il tourne le dos à la politique et nous dit adieu. Snif !

Chère Josée,

Nous naviguons vers les Aléoutiennes, chapelet d'îles reliant l'Alaska et la Russie. Hier, entre les îles Diomède, nous avons placé Sedna directement sur la frontière qui sépare ces deux grands pays. La proue du navire était en Sibérie alors que la poupe flottait toujours en territoire américain. En marchant simplement sur le pont du voilier, de l'arrière vers l'avant, nous avons vieilli d'une journée... Vingt-quatre heures séparent les deux continents dans ce monde isolé où les hommes tracent les frontières pour isoler les territoires, pour déterminer ce qui est bon et ce qui est mauvais. Entre le présent et l'avenir, il n'y avait qu'un pas à franchir.

La guerre froide est maintenant chose du passé, mais les cicatrices d'hier semblent toujours bien présentes au sommet du monde. Pour l'équipage, interdiction formelle de débarquer, en Russie comme aux États-Unis. Pourtant, j'ai vu des phoques, des morses et des oiseaux transgresser cette frontière. Privilège normal accordé aux éléments de la nature ? Sans doute. Serait-ce alors que l'homme est à ce point dénaturé qu'il ne se considère plus comme élément de cette nature qui l'entoure ?

Tu le sais, je n'aime pas beaucoup la politique. Pas plus que les villes. C'est pourquoi je préfère tirer ma révérence ici. Nous avons encore beaucoup de route à faire avant de terminer notre mission. Mais entre toi et moi, nous naviguerons désormais en territoire américain et rien ne sera plus pareil. J'aime les peuples du Nord car ils sont différents et parce que leur façon d'aborder la vie porte à réflexion. J'ai adoré partager avec tes lecteurs ces petits instants qui nous ont inspirés, qui nous ont touchés profondément, comme si la vie ici était directement reliée aux âmes. J'aime partager le quotidien des petits peuples car ils m'aident à comprendre un peu mieux la vie. Que pourrais-je te raconter que tes lecteurs ignorent à propos des Américains ? Après pareil voyage intérieur, après avoir vu la fragilité de l'Arctique, mes écrits ne pourraient être que politiques, dénonçant l'attitude de la superpuissance face aux problèmes environnementaux de la planète. Or, tu le sais, je n'aime pas beaucoup la politique.

Cette grande aventure restera à tout jamais gravée dans la mémoire de tous les membres de cet équipage, accomplissement collectif d'un rêve qui paraissait pourtant irréalisable. Du jour du départ, au large des îles de la Madeleine, nous gardons précieusement en images les pleurs et les étreintes sincères de nos familles, de nos amis qui nous ont soutenus durant toute cette aventure. De notre combat perpétuel contre les glaces, nous revivons en souvenir la solidarité de cet équipage uni par une même passion. Car au delà des paysages à couper le souffle, des rencontres inoubliables avec une faune fascinante et fragile, des moments précieux avec ces hommes et ces femmes de l'Arctique qui ont réellement motivé l'aventure, je retiendrai surtout que la passion peut tout vaincre. Merci, Josée, de m'avoir permis de partager un peu de cette passion avec tes lecteurs. N'oublie pas de leur dire que ce n'est pas terminé, qu'il reste encore deux mois et qu'ils peuvent toujours nous écrire. Que leurs mots portent en nos coeurs l'essence même de cette passion qui gonfle nos voiles vers cette étrange liberté qui se dissimule souvent dans le vent du large... Bon vent !

Jean

On peut correspondre avec chacun des membres de l'équipage du Sedna en visitant leur site : www.onf.ca/sedna.

Vous pouvez également écrire à cherejoblo@ledevoir.com pour faire parvenir vos missives de coeur, de cul et de cocus. « Chère Joblo » reprend dès la semaine prochaine.

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