Dancing Queen

Pour l’Action de grâces, la météo prévoit sur Montréal une pluie d’hommes musclés, bronzés et épilés, avec des rafales sur le Village gai et une forte probabilité d’inondation au Stade olympique dans la nuit de dimanche à lundi. Chanson disco de circonstance : It’s Raining Men (alleluia !). Bedonnants, blafards et poilus, mettez votre ego à l’abri : le Black & Blue est en ville.

Bien sûr, le festival Black & Blue, un marathon de méga-noubas gaies lancé en grande mercredi et qui va se terminer sur les rotules mardi prochain, n'est pas réservé aux dieux grecsÉ ni aux gais québécois. Sur les 15 000, 16 000, peut-être même 18 000 personnes attendues au Stade dimanche soir, point culminant des célébrations et plus gros party du genre au monde, la moitié sera hétéro et au moins le tiers viendra « d'ailleurs ». Du ROC (rest of Canada), du ROQ (rest of Quebec), des États-Unis, d'Europe, voire d'Australie. Sans compter ceux — et celles — qui auront l'air de débarquer d'une autre planète.

Car cette grande messe annuelle, présidée par des dee-jays réputés et très courue par la « communauté » locale, s'est bâti depuis 1991 une renommée internationale. Elle est membre d'une confrérie d'imposantes sauteries gaies, née aux débuts des années 90 pour s'étourdir ensemble et oublier pendant quelques heures le spectre du sida. Surnommé le « circuit », ce club sélect a des antennes entre autres à New York, Miami, Palm Springs et Sydney. Des circuit boys, souvent des professionnels, médecins ou dentistes aux corps de gladiateurs, vont et viennent entre les villes et se retrouvent photographiés en bobettes Calvin Klein dans le magazine Circuit Noize, une sorte de Paris Match pour les rois de la piste de danse.

Douze ans après des débuts modestes et improvisés, le Black & Blue est aujourd'hui un happening touristique de premier plan qui génère des retombées économiques estimées à 35 millions de dollars. Presque autant que le Festival de jazz ou le Grand Prix. Et bien assez pour danserÉ jusqu'à la banque.

Quand l'argent parle aussi fort, tout le monde l'écoute. Ainsi, le programme officiel commence avec Sheila Copps « souhaite à tous les festivaliers et festivalières un week-end des plus agréables », et se termine sur le lubrifiant Wet Platinum, qui souhaite lui aussi à tous les festivaliers et festivalières des rencontres des plus agréables.

Toutes ces longues nuits d'extase sur des rythmes house représentent aussi, pour le monde interlope, une manne fabuleuse. Pendant les semaines qui précèdent, en même temps qu'ils squattent les salles de musculation pour affiner leurs abdominaux et stimulent leur mélanine, les habitués font leurs emplettes, et pas chez Métro. L'ecstasy n'est que le plus célèbre des nombreux bonbons chimiques qui aident à frétiller des heures durant ; d'ailleurs, cette drogue qui fait très années 90 perd du terrain. Le cristal, encore rare à Montréal mais très prisé aux USA, est un redoutable stimulant sexuel : quelques sniffs et vous ne diriez pas non à Élisabeth II.

Et pourquoi pas maintenant, tout de suite, entre deux haut-parleurs ? Des activistes gais américains dénoncent d'ailleurs la culture du « circuit » qui facilite les épisodes de sexe débridé et surtout non protégé, à une époque où le sida est considéré de plus en plus, à tort, comme une menace contrôlée.

Ces histoires de drogue et de sexe sont une épine chatouilleuse dans le pied du BBCM (Bad Boy Club de Montréal), l'organisation qui chapeaute le Black et plusieurs autres soirées du même type pendant l'année. Après avoir fait l'autruche, puis tenté d'étouffer l'affaire en menaçant de poursuites les journalistes qui osaient en parler et risquaient d'alerter certains commanditaires, le BBCM a décidé de responsabiliser les fêtards.

On leur dit maintenant : quand vous prenez de la drogue, au moins faites-le avec votre tête si vous ne voulez pas la perdre. Des fouilles systématiques à l'entrée et une présence policière très visible font le reste.

Officiellement, tous les profits recueillis par le Black et ses petits frères sont générés par et pour la Fondation BBCM, un organisme à but non lucratif qui a redistribué en 10 ans plus de un million de dollars à diverses associations reliées à la lutte contre le sida. Cette générosité, unique au Canada, figure en première place dans le marketing de l'événement et aide les noceurs à digérer la note : 100 $ le billet pour le Bal militaire de samedi au Métropolis, 80 $ pour le party au Stade. Certains rabat-joie sortent leur calculatrice et s'étonnent : un million, c'est la recette au guichet pour la seule soirée de dimanche prochain. D'autres mécontents estiment que les promoteurs ont la mémoire courte « et exigent des prix de fou », dit André Quenneville, un professionnel du tourisme et un « vétéran » de presque tous les Black & Blue. « Le BBCM n'a aucune reconnaissance envers les Montréalais, qui le suivent et l'encouragent depuis les débuts. Les promoteurs pourraient réserver un certain nombre de billets moins chers aux gais locaux. Car 100 $CAN n'ont pas la même valeur pour moi que pour un Américain. »

On a par contre une autre opinion quand on peut mettre sur tous ces chiffres un visage défiguré par la maladie. « René, l'un de mes meilleurs amis, vivait sur le BS, raconte Guy, un coiffeur de l'avenue du Mont-Royal. Il allait souvent chercher sa bouffe chez CEPAVIH, un organisme d'aide aux sidéens qui reçoit de l'argent du BBCM. »

Sur ce, bon Black.

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