Carrefours: Toutes les langues du père

Au sujet de ce pays, Jacques Derrida a pu parler de nostalgérie, Hélène Cixous, d'algériance. Du poète algérien Jean Senac, pied-noir d'origine espagnole, assassiné à Alger le 30 août 1973, le critique dira qu'il vivait en algerrance. Pour sa part, l'écrivain et universitaire Mireille Caille-Gruber, au moment de réunir et de présenter les textes qui composent ce récent et riche numéro d'Études littéraires (Université Laval, vol. 33, n° 31), sous le titre Algérie à plus d'une langue, forgera le mot névralgérie.

L'histoire tragique de l'Algérie, son actualité, appellerait-elle, comme un exorcisme, le calembour, ou du moins de graves jeux de langage? Que ces néologismes soient précisément formés en français, langue à laquelle demeure soudée, encore maintenant, une partie de l'identité de l'Algérie, n'est pas sans donner à penser. À quelques jours de l'ouverture du Sommet de la Francophonie, à Beyrouth, il est sans doute utile de rappeler que ce n'est pas le Québec qui représente le deuxième foyer francophone au monde après la France, mais l'Algérie, et que cette dernière refuse d'adhérer à la Francophonie, pour des raisons liées à son histoire coloniale et aux blessures encore vives qu'elle a laissées. Pour toutes ces raisons, mais surtout pour sa qualité propre, la lecture d'Algérie à plus d'une langue se révélera des plus intéressantes.

Les textes de ce numéro d'Études littéraires empruntent des formes variées dont plusieurs échappent avec bonheur au ton académique de mise dans ce genre de publications. En témoignent notamment l'ouverture et l'acte I du drame musical d'Assia Djebar intitulé Filles d'Ismaël - Dans le vent et la tempête, publiés avec une préface de l'auteur. L'oeuvre d'Assia Djebar est ici longuement commentée. Cette insistance s'explique sans doute par l'intérêt qu'elle suscite auprès des lecteurs francophones, mais aussi parce que plusieurs des contributions de ce numéro firent d'abord l'objet de conférences prononcées à Paris, le 13 juin 2001 (sur fond d'émeutes en Kabylie), dans le cadre d'une journée d'études organisée par le département d'études féminines de l'université de Paris VIII-Vincennes.

D'origine berbère, de culture arabe et écrivant en français, Assia Djebar évoque, à travers ce drame musical qui revendique une lointaine parenté avec les mystères médiévaux de l'Occident, la mort du prophète Mohammed, survenue en l'an 631 de notre ère, ainsi que les événements politiques qu'a entraînés sa succession. Rappelons que l'islam, pourtant si restrictif en matière de droits des femmes, a pour fondateur un homme qui ne laissa aucune descendance mâle et auprès duquel les femmes (Khadidja, première épouse tant aimée, dont Mohammed fut, dans sa jeunesse, le fondé de pouvoirs commercial; Aïcha, la dernière, dans les bras de laquelle il choisit de mourir; Fatima, sa fille, «l'Antigone de l'Islam», dira Djebbar) jouèrent un rôle marquant.

Pourtant, ce numéro d'Études littéraires parle moins de religions que de langues. Michèle Gendreau-Massaloux estime ainsi, en s'appuyant sur les travaux de Sliman Benaïssa, que les événements d'Algérie, depuis huit ans, relèveraient avant tout d'une guerre livrée entre les langues en vue d'occuper un espace symbolique: guerre entre l'arabe et le français, langue du colonisateur, mais aussi entre l'arabe et les dialectes pré-islamiques, dont la langue kabyle, soucieuse de résister à l'arabe conquérant.

Écrire en Algérie

Il n'est d'espace symbolique sans pouvoir du même nom. Aussi, quelle langue pour l'écrivain algérien? Les réponses, on le sait, varient selon les individus, et ce que montre ce numéro, c'est aussi l'extrême complexité de motifs et la tension qu'entraîne le choix du français à cet égard. S'agit-il d'un choix? Une langue d'écriture est d'abord une langue qui s'impose, et il y aurait quelque naïveté à croire que le fait d'être né en Algérie rend l'écrivain algérien apte à aller de l'une à l'autre langue du territoire. Ainsi, Leïla Sebbar ne connaît pas l'arabe, parce que son père, arabe, instituteur, a choisi la langue de son épouse française. Le transfuge est évoqué et résolu à travers la littérature: «J'écris la violence du silence imposé, de l'exil, de la division, j'écris la terre de mon père, colonisée, maltraitée (aujourd'hui encore), déportée sauvagement, je l'écris dans la langue de ma mère.»

«En Algérie, écrit par ailleurs Hélène Cixous, je n'ai jamais pensé que j'étais chez moi, ni que l'Algérie était mon pays, ni que j'étais française [É], jamais personne ne s'est pris pour un Français dans ma famille.» Dans cette famille, faut-il ajouter, où se côtoyaient à des degrés divers l'allemand, l'espagnol, l'arabe, l'hébreu et le français.

Dans une entrevue substantielle, insérée au début du numéro, l'écrivain et essayiste Albert Memmi, dont le Portrait du colonisé, en son temps (1957), fut, d'Hubert Aquin à Gaston Miron, le livre de chevet de plusieurs nationalistes québécois, revient sur l'une de ses affirmations, selon laquelle la littérature maghrébine d'expression française était appelée à disparaître rapidement, une fois complété le processus d'émancipation coloniale, et cela au profit d'une littérature maghrébine en langue arabe. Erreur, reconnaît-il maintenant, qu'il attribue à un excès de confiance dans la logique. Si la situation est différente au Liban et ailleurs dans le monde arabe, explique-t-il, au Maghreb, et en Algérie plus précisément, de nouvelles générations d'écrivains apparaissent, qui continuent de faire du français leur «butin de guerre», pour reprendre la formule fameuse de Kateb Yacine.

C'est que le français en Algérie n'est pas seulement une langue, mais aussi un espace culturel, anthropologique et politique. À cet égard, on lira avec beaucoup d'intérêt les réflexions de Tassahit Yacine sur les variations d'accents et de codes (rouler les r, se raser ou non la moustache, etc.) qu'entraîne, chez l'intellectuel algérien, la maîtrise du français selon qu'il est parlé à Paris ou à Alger. Non pas aliénation, comme on pourrait le croire, cette variation devient libératrice: «Une fois entré dans la langue de l'autre, on sort du groupe, on devient incontrôlable, insaisissable, d'où la sanction symbolique du jeu de la méconnaissance/reconnaissance.»

Ces quelques incursions ne donnent qu'une faible idée de la richesse de ce numéro d'Études littéraires, que la parution dans un contexte québécois vient colorer de similitudes et d'évidentes différences. Albert Memmi encore, mais en 2002: «Ou bien on considère que la littérature est étroitement attachée à la formation nationale, qu'elle en est l'expression et le drapeau, et l'on en reste à l'exclusive algérienne ou tunisienne ou marocaine. Ou bien on considère que la littérature est un phénomène qui se nourrit de divisions nationales mais les transcende, et alors cela permet effectivement de réintégrer et de replacer dans les générations maghrébines saint Augustin, qui est né à Thagaste, l'actuelle Souk-Ahras en Algérie, ou encore Apulée ou Camus!»

De quoi méditer pour les défenseurs d'une littérature québécoise spécifique. Pour ses écrivains, aussi, qui trop souvent se sentent à l'étroit dans de trop belles définitions.

ALGÉRIE À PLUS D'UNE LANGUE
Sous la direction de Mireille Calle-Gruber
Études littéraires, vol. 33, n° 3, automne 2001
Université Laval
Québec, 2002, 268 pages

Vient de paraître également un numéro de la revue pédagogique Québec français (n° 127), qui propose un dossier sur les littératures de la francophonie.

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