La planète Céline

Je n'ai aucun disque d'elle et sa voix ne me fait pas vibrer. Quelle importance, après tout? Céline Dion se passe très bien de moi. Mais comment pourrais-je l'oublier de mon côté? Pas moyen de la fuir. Elle me rattrape partout. Au fil des ans, j'ai entendu sa voix fuser d'une hutte de l'île Maurice, d'une discothèque de Tokyo, d'un boui-boui mexicain. «Elle, encore elle.» Mais oui!

La mondialisation passe par la voix de notre colombe nationale. En Céline s'effacent les méridiens.

Déambulant quelque part sur la boule, il suffit de proférer la phrase magique: «Je suis Québécoise», pour qu'aussitôt les yeux s'allument, pour que l'étranger jusque-là glacial vous assène une grande claque dans le dos: «Et comment va Céliiine?»

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Aux yeux du reste de l'humanité, on a tous planté des choux à Charlemagne P. Q. avec la star et sa famille, perdu notre chemise contre René au black jack, bercé René-Charles sur nos genoux. Si tricotés serré, les sept millions de Québécois, qu'ailleurs chacun nous imagine engouffrant les tourtières de maman Dion autour d'une table surdimensionnée, sous un haut-parleur hurlant sans fin My Heart Will Go On. Pitié!

Comment va Céline? Je l'ignore, voyez-vous. Mais la planète ne m'a jamais semblé assez grande pour échapper à son emprise. En balade du côté de Las Vegas l'hiver dernier, le chauffeur de taxi a fait un détour pour me désigner fièrement les premières pierres du Colosseum où mon illustre compatriote se produira le printemps prochain. Il y a trois semaines, dans une espèce de simili casbah marocaine non loin d'Agadir, des aristocrates français décatis, bec pincé et éventail à la main, conversaient le plus sérieusement du monde de la mirifique carrière de notre reine du solfège. Comment changer de sujet sans risquer l'outrage à leur sang bleu et à leurs blanches mains? J'ai dégluti, résignée, repris mon souffle: «Céline, ah oui, Céline... »

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Tenez: la semaine dernière, de passage en Belgique, de qui était-il question? Devinez pour voir. D'elle. Eh oui! Sauf que c'étaient les Belges qui m'apportaient des nouvelles fraîches de la chanteuse, en grognant contre elle, qui plus est. Le monde à l'envers.

Vous ne connaissez pas l'histoire de la maison louée en terre wallonne par Céline? C'est que vous n'êtes pas Belge. Là-bas, il n'est guère de sujet de conversation plus brûlant par les temps qui courent. Proférer en Wallonie la phrase fatidique: «Je suis Québécoise», équivaut à recevoir illico l'affaire Céline Dion en pleine poire.

Retour sur le fameux show qu'elle présentera à Las Vegas dès mars 2003 (durant trois ans et contre la modique somme de 100 millions de dollars). Céline sera accompagnée de cinquante danseurs de la troupe de Franco Dragone (le metteur en scène de plusieurs spectacles du Cirque du Soleil). Or Dragone possède son propre studio-domaine à La Louvière en Belgique. Dans ce plat pays, pendant trois mois, la star peaufinera son spectacle avec la troupe dragonienne dans le but d'éblouir plus tard la ville-néon.

Encore faut-il pour les répétitions loger la star, son mari, son enfant, sa nounou, sa famille, ses gardes du corps, en toute sécurité et plein confort.

C'est à Bousval, dans le Brabant wallon, qu'une grande propriété moderne, laideronne au demeurant (quoique ombragée), fut finalement louée afin d'abriter la diva et sa cour. Pour obéir aux directives de Céline, ou par zèle du propriétaire brûlant de contenter sa riche cliente (ou de s'offrir des rénovations qui lui profiteront par la suite), ordre fut donné de modifier les lieux, histoire de les rendre dignes de leur distinguée pensionnaire: piste d'atterrissage pour hélicoptère, piscine couverte, caméras pivotant à 360 degrés, portails blindés, détecteurs de mouvement dans le jardin, filets antipaparazzis, etc.

Pour trois maigres mois d'occupation célinienne, le montant des rénovations a grimpé à 400 000 euros (400 000 $US environ). Facture, dit-on, qui fit hurler tant René Angélil que Franco Dragone, riches mais pas idiots. Protestations, bouderies, refus dans un premier temps de payer la douloureuse note. Un règlement à l'amiable fut finalement conclu entre les parties il y a deux semaines, sans que le quidam ne comprenne très bien qui paie quoi. Cela dit, Céline emménage bel et bien avec armes et bagages parmi cette belgitude agitée.

À Bousval et dans les médias régionaux, chacun y va de son petit mot contre les mesures de sécurité, le bruit, la foule. Après tout, nul n'avait demandé leur avis aux voisins avant de les bousculer de la sorte. Au grand dam des résidants de la commune, les gens viennent fouiner, rêvant d'apercevoir l'idole, de lui soutirer de l'argent, ou pire encore, sait-on jamais, de kidnapper René-Charles contre rançon. Au bistrot du coin, voilà la quiétude wallonne du patron perturbée par les fans qui débarquent en coup de vent, cherchant Céliiine! sous les bouteilles, sur le zinc. Émoi dans le Brabant!

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Le restaurateur chez qui on a échoué pour souper, dans une ville située non loin de l'épicentre du drame, secouait l'autre soir la tête, attristé: «Votre chanteuse est trop coupée du monde, trop protégée pour savoir qu'elle dérange tant de personnes», soupirait-il, un brin déçu par l'extravagance de sa star préférée: «Vous lui direz... Vous lui direz... »

On ne lui dira rien, à Céline. On est des nobodys contents de l'être. On n'a pas planté les choux avec elle ni mangé les cretons de sa maman. Compatriotes de la star, tant qu'on voudra, mais si éloignés de ses besoins, de ses fantaisies, de son train de vie que nous sommes plus étrangers d'elle que de vous, monsieur le Wallon.

En sortant du resto, je me suis sentie soudain très Belge, ce soir-là...

otremblay@ledevoir.ca

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