Un bout de phrase révélateur
Depuis 1997, John Manley souhaite que la fin du règne d'Élisabeth II annonce la rupture des liens du Canada avec la couronne britannique et la création d'une institution entièrement canadienne. Lorsqu'on lui a demandé son opinion sur la monarchie vendredi dernier, au moment où la reine Élisabeth II mettait les pieds au Canada, il l'a répétée. Sans hypocrisie.
Il aurait esquivé la question qu'on l'aurait accusé de ne pas avoir le courage de ses convictions. Le ministre des Finances a plutôt opté pour la candeur, comme à l'habitude, et a déclenché une controverse au Canada anglais. Il aurait mieux valu mentir? Il faut croire que c'est ce que pensent certains journalistes anglophones qui lui donnaient des conseils en ce sens hier. Les mêmes, faut-il dire, qui s'offusquent normalement du contraire.John Manley, lui, a été échaudé. «Je souhaiterais être un peu plus habile à ne pas répondre à une question», a-t-il dit lundi. Ce serait bien dommage car il est un des rares à avoir le courage de dire franchement ce qu'il pense, ce qui est nettement plus éclairant pour le citoyen. Il n'y a que lui, alors qu'il était ministre des Affaires étrangères, qui a osé dire que le Canada ne se montrait plus à la hauteur de sa réputation en matière de défense, de service de renseignements et d'aide au développement. «On ne peut pas être à la table du G8 pour ensuite, quand la note arrive, s'esquiver à la salle de bains», avait-il ajouté.
On n'apprécie pas toutes les prises de position de M. Manley, mais au moins il s'affiche et on sait à quoi s'en tenir. Quitte à bondir. Ce qui s'est produit au Québec en fin de semaine pendant que le Canada anglais s'énervait pour la monarchie. Ses réponses sur le déséquilibre fiscal et les délégations du Québec à l'étranger ont surpris.
Pas parce qu'il a nié l'existence d'un déséquilibre, c'est la position officielle du fédéral, mais parce qu'il s'est permis de suggérer au Québec de financer son système de santé en mettant fin à ce qu'il appelait un dédoublement inutile. Québec pourrait, dit-il, fermer ses délégations à l'étranger pour confier le travail aux ambassades canadiennes. Il l'avait vaguement suggéré en janvier 2001, mais ses paroles étaient passées presque inaperçues.
En plus d'être franc, John Manley a donc de la suite dans les idées, du moins en général. Le petit bout de phrase prononcé vendredi est donc avant tout un lointain rappel de sa conception du rôle des provinces dans la fédération, le genre de choses qu'on aime savoir d'un éventuel candidat à la succession de Jean Chrétien.
Sa vision est méconnue, mais ce n'est pas par manque de clarté. Il l'a exposée — sans détour — alors qu'il était simple député. Et il n'y a pas de doute, il est resté fidèle à certains idéaux de Pierre Trudeau. Le partage des pouvoirs doit être revu, écrivait-il en 1991, mais «la solution n'est pas simplement la décentralisation». Un cadre essentiel doit être respecté: la Charte des droits, «des programmes sociaux communs» et «un gouvernement national capable d'exprimer les aspirations de tout le Canada et capable de parler en son nom avec autorité». Il était à l'époque pour l'abolition du Sénat et la fin des votes de confiance aux Communes afin de revaloriser le rôle des parlementaires. Fait à noter, il ne souffle mot de la monarchie.
Un an après la mort de l'Accord du lac Meech, il se disait contre une ronde constitutionnelle consacrée exclusivement à la question du Québec. Puis, au cours d'une entrevue, il répliquait aux souverainistes en leur servant la thèse partitionniste. «Si le Canada est divisible, le Québec doit l'être aussi», disait-il.
Depuis qu'il est ministre, il n'a jamais vraiment discuté de sa vision de la fédération. Mais il y a des indices. John Manley n'est pas un apôtre de la confrontation, bien qu'il ne craigne pas de tenir tête. Il s'était opposé, quand il était ministre de l'Industrie, à ce qu'Ottawa invoque la Constitution pour forcer les provinces à conclure un accord sur le commerce intérieur. Il privilégiait la voie négociée. Il a par contre refusé de rencontrer les ministres québécois au sujet de la Fondation de l'innovation. Il invoquait l'indépendance de l'organisme.
Son allergie aux dédoublements est à géométrie variable. Son commentaire de vendredi, par exemple, illustre une incompréhension des moyens dont le Québec a besoin pour affirmer et promouvoir son caractère distinct à l'étranger. C'est aussi un reflet du refus d'Ottawa de reconnaître aux provinces un rôle international correspondant à leurs compétences exclusives.
D'autres dédoublements, par contre, ne l'embarrassent pas. Ministre de l'Industrie, il a piloté une loi sur la protection des renseignements personnels et le commerce électronique qui entrait en concurrence avec celle du Québec. Selon lui, elles pouvaient cohabiter mais, en bon grand frère, Ottawa devait agir car plusieurs provinces ne le faisaient pas, disait-il.
Le ministre des Finances est aussi un défenseur du pouvoir fédéral de dépenser dans des domaines de compétence provinciale. Mais si, en homme pratique, il juge la coopération nécessaire, il s'y pliera. Paul Martin rêvait d'un Fonds indépendant pour les infrastructures stratégiques, ce qui aurait encore obligé les provinces à négocier avec un organisme non gouvernemental. Les provinces étaient contre. M. Manley aussi, surtout à cause des sommes en jeu. Il préférait un programme gouvernemental qui permettrait des pourparlers de gouvernement à gouvernement et une meilleure reddition de comptes au Parlement.
En somme, exception faite de la monarchie et du Sénat, John Manley loge, pour l'essentiel, à l'enseigne de la tradition libérale. Il fallait un petit bout de phrase marqué du sceau de la franchise pour nous le rappeler.