La torture aseptisée
Un article paru dans le magazine du New York Times du 23 septembre dernier nous apprend que Paul Wolfowitz, le numéro deux du Pentagone et le plus ardent défenseur d'une guerre contre l'Irak, n'est pas aussi brutal qu'on le dit. À preuve, il serait contre la torture. Bien qu'on s'en réjouisse (c'est toujours ça de gagné), on est porté à se demander pourquoi un journaliste qui s'efforce de nous rendre M. Wolfowitz sympathique estime nécessaire de nous préciser que ce dernier ne souhaite pas ramener les États-Unis à l'époque hystérique de l'Inquisition.
Cette question est naïve et témoigne d'une coupable indifférence à un débat qui se tient de plus en plus bruyamment depuis les attentats de septembre 2001. Dans un ouvrage récent, publié par les presses de l'université Yale, Me Alan Dershowitz s'interroge sur les raisons des succès présents du terrorisme dans le monde (le titre de l'ouvrage est précisément Why Terrorism Works).Sa réponse est qu'il n'est pas combattu avec assez de vigueur par les États démocratiques qui en sont les victimes officiellement attestées. Dans le droit fil de cette position, il propose de légaliser le recours à la torture «non létale». Cela consisterait à soumettre la personne qu'on veut faire parler à des douleurs intolérables — en lui introduisant, par exemple, une aiguille stérilisée sous l'ongle (p. 144) —, tout en évitant de lui causer des blessures mortelles (ou une infection fatale, que la stérilisation des aiguilles a pour fin d'éviter). Pour conjurer l'expansion incontrôlée du recours à la torture, Me Dershowitz propose qu'elle soit soumise à une autorisation judiciaire, comme l'écoute électronique.
M. Zacarias Moussaoui, dont on instruit maintenant le procès pour complicité dans les attentats de septembre 2001, est cité comme un individu qui aurait pu être soumis à la torture. Il fut en effet arrêté quelques semaines avant ces événements tragiques et on peut arguer qu'il aurait pu donner sous les supplices des informations permettant de prévenir les attentats et qu'on aurait ainsi pu sauver les vies qu'ils ont coûtées.
Les arguments de Me Dershowitz, l'un des avocats les plus célèbres des États-Unis, ne sauraient être écartés sous prétexte qu'ils émanent d'un rapace de la droite américaine la plus extrême. C'est pour la raison contraire qu'ils doivent nous interpeller. Alan Dershowitz est en effet professeur à la faculté de droit de l'université Harvard, la plus prestigieuse, peut-être, des États-Unis. Il a acquis une célébrité internationale, en faisant acquitter du meurtre de sa femme Claus von Bülow, diabolisé par l'opinion publique américaine. Hollywood a tiré un film de ce procès. M. Dershowitz est l'auteur de nombreux ouvrages sur le droit et un défenseur avéré et souvent convaincant des droits de la personne.
C'est à ce titre qu'il a été invité à l'Université Hébraïque, en Israël. Vers la fin des années 1980, l'État d'Israël a voté une loi autorisant l'interrogatoire «sous pression physique modérée» de personnes soupçonnées de terrorisme (dans les mots d'Alan Dershowitz: «le suspect était enfermé dans une chambre sans lumière avec un sac malodorant sur la tête, où il était soumis à de la musique ou des sons tonitruants; il était assis dans une position très inconfortable et brassé [shaken] vigoureusement jusqu'à ce qu'il révèle l'information recherchée», p. 139). M. Dershowitz s'est publiquement prononcé contre ces pratiques, avec d'autres vigoureux défenseurs des droits de la personne en Israël, et il a engagé un dialogue dérangeant avec ses auditoires.
Pourquoi ne pas extraire d'un terroriste par la force une information qui sauvera un grand nombre de vies innocentes? Ces questions sont vertigineuses et c'est à l'honneur de M. Dershowitz et, au premier chef, de l'État d'Israël, dont il s'inspire, de les avoir affrontées. Il faut oser réfléchir tout haut à ce que tout le monde pense tout bas, quitte à faire le scandale des bien-pensants.
M. Dershowitz a évolué dans la direction opposée d'Israël. En 1999, la Cour suprême de l'État d'Israël a désavoué la loi autorisant les interrogatoires sous pression, auxquels plus de 10 000 Palestiniens avaient été auparavant soumis. Me Dershowitz nous propose maintenant d'autoriser la torture sous mandat judiciaire, aux États-Unis. Son argument le plus fort — il faut convier à cet égard toutes les bonnes âmes à quitter leur morale pruderie — est que le supplice d'un seul est préférable à la mort de beaucoup, dans une perspective «coûts/bénéfices» (p. 144).
Les États-Unis ne sont pas les seuls à être la proie de ce débat régressif. Avant même les attentats de septembre 2001, un sondage avait révélé que 25 % des Français sondés étaient favorables à l'usage de la torture dans des circonstances où l'information extraite du patient «sauverait des vies». On est tous pour la souffrance utile.
On ne saurait dans l'espace limité de ce texte soumettre à une discussion approfondie les propositions de Me Dershowitz, dont il faut se dissocier en reconnaissant qu'elles réclament un débat qui devrait conduire à une position publique sans ambiguïté. Il est improbable que l'idée de soumettre la torture à une autorisation judiciaire fasse du chemin. Quel magistrat voudra mettre son nom au bas de tels mandats?
Néanmoins ce débat est instructif. Il dit en première part à quel point rien n'est jamais acquis aux droits et aux libertés civiles. Tout, même ce qui semblait le plus durable, peut être renversé en période de crise. Il montre en seconde part combien est vide la notion de crime, quand on la rapporte sans plus à des actes. Même les actes les plus barbares peuvent être tantôt dénoncés et tantôt légitimés, selon qu'ils sont perpétrés par un dément ou par l'État.
L'auteur est professeur à l'Institut international de criminologie comparée de l'Université de Montréal.