«Full-frontal male nudity» («Royale flush»)

Photo prise par Sakiko Nomura, tirée de sa série «Naked Time», 1997
Photo: Sakiko Nomura Photo prise par Sakiko Nomura, tirée de sa série «Naked Time», 1997

Je ne m’intéresse au poker que de manière anecdotique. Dans la salle d’attente du dentiste, je préférerai, plutôt que de feuilleter un Vogue automne 2008 où s’étalent des gamines à pleine page, le zieutage d’un tournoi diffusé sur un poste télé obscur, ébahie par le contraste entre le rythme de montage hyperserré pour présenter les joueurs et le suspens de la lenteur du jeu, musique dramatique et caméra sous cartes pour espionner les mains.

Des années à jouer seule, enfant, dans la montagne de Sainte-Brigitte-de-Laval, et la fréquentation de pas mal d’art contemporain m’ont faite sensible aux beautés magnifiques et volatiles des associations libres. Si je peux m’amuser toute seule dans un long trajet de métro à cibler du regard seulement les ongles de mes voisins, ou leurs souliers, ou tout ce qui est bleu, je peux certainement comprendre que d’autres s’extasient de voir une suite de chiffres ou de couleurs s’abattre sur une table de tapis vert.

Les séries et séquences qui apparaissent dans la p’tite biblio — ou que je crée par jeu d’esprit, allez savoir… — accentuent ce travers. Trouver un jour côte à côte des versions de L’alchimiste de Paulo Coelho (Anne Carrière) en français, portugais, italien, espagnol et anglais me fait pouffer de rire. Linux pour les nuls (First) collé sur une biographie de Steve Jobs suffit pour que mes neurones fassent des bulles de couleur. Pas besoin de drogues, et des heures de plaisir.

Si d’autres s’amusent à composer des cadavres exquis avec les titres sur les tranches des livres, un simple rapprochement de styles ou de genres me suffit. Et si s’ajoutent les titillants « sexe », « sang » ou « scandale », l’effet est exponentiel. Fifty Shades of Grey (E.L. James, Lattès) entre Les crimes de l’amour (Sade, Folio) et Les liaisons dangereuses (Laclos, Folio) et me voilà qui frétille. Et si, comme c’est arrivé déjà, une rangée entière de la p’tite biblio se trouve squattée par la livraison d’un voisin qui semble vouloir rentrer dans le garde-robe, alignant coquinement Le Kamasûtra gay (Contre-dires), Le sexe pour les nuls de la sémillante Ruth Westheimer (First), Science de l’amour. L’amour sexuel chez l’homme (Table ronde), Brokeback Mountain (Annie Proulx, Grasset), deux Oscar Wilde et la petite bible The Male Nude. L’ouvrage de référence sur l’histoire de la photographie du nu masculin (Taschen), j’ai l’impression d’avoir en main une quinte flush royale.

J’ai gardé de cet arrivage l’anthologie de photos de nus mâles. J’y voyage, de 1900 à 1997, entre les pâtres grecs artistiquement flous, les athlètes aux muscles bandés, le radicalisme cru, la mise en scène gaie-cucul-porno. Entre les prises de George Platt Lynes, Eva Rubinstein, Robert Mapplethorpe, Nan Goldin et Pierre et Gilles. Entre le voyeurisme, le malaise, le désir, le rose aux joues, l’ébahissement, l’écoeurantite et l’indifférence. En me disant que l’exercice devrait être partagé, pour harmoniser l’abondance de corps de gamines que l’oeil absorbe dans une journée, au travers des pubs des Vogue 2008, 2009, 2010, 2011, 2012, 2013, 2014, 2015. Ces corps de filles qui font naître, bons chiens de Pavlov que nous sommes, le désir, sans même que nous nous rendions compte que nous ne sommes plus tout à fait dans l’association libre, plus tout à fait maîtres ni de nos mains ni de nos jeux d’esprit.

 

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