Ça n’arrive pas que dans les romans
Le juge en chef de la Haute Cour de l’État du Gujarat s’est énervé récemment contre l’auteur à succès Chetan Bhagat, qualifiant de «pornographique» le contenu de l’un de ses romans, The 3 Mistakes of my Life. «Un écrivain chaste, s’est vexé le juge, n’a pas le droit d’écrire ces choses…» Bel exemple — un autre — de décalage culturel indien. Pour en avoir lu quelques-uns, ses romans n’ont vraiment rien d’obscène. Il y est en revanche beaucoup question des débats de la jeunesse indienne moderne avec la tradition et les bouleversements sociaux. Dans 3 Mistakes (récemment traduit en français aux éditions Le Cherche midi), un jeune couple, comble d’indécence, fait l’amour sans être marié!
Aussi, Bhagat, qui a 39 ans, ne déplaît pas qu’à Monsieur le Juge, mais également, et assez suprêmement, au commun des écrivains dits sérieux, qui regardent de très haut sa prose pourtant très juste, la considérant comme du roman de gare.
Ce qui fait la renommée de Bhagat, ce n’est pas seulement le fait que les jeunes dévorent ses romans dans un pays qui en lit peu, c’est aussi qu’il est lu en anglais. The New York Times le relevait en 2008, qui l’avait sacré «plus grand vendeur de romans en anglais dans l’histoire de l’Inde».
Dans un critique élogieuse de son dernier roman intitulé Revolution 2020 (paru en 2011), qui parle du système d’éducation supérieure, le ministre-écrivain Shashi Tharoor, qu’on peut difficilement accuser de ne pas être sérieux, invite ses condisciples littéraires à ne pas cracher sur le phénomène.
Typiquement, souligne-t-il, un bestseller littéraire indien de langue anglaise vendra en Inde de 3000 à 5000 copies. Ce qui frôle le zéro, considérant que le pays compte 1,2 milliard d’habitants. L’Inde est encore loin d’être le pays anglophone que beaucoup pensent naïvement. L’anglais y demeure, pour l’instant, la langue de l’élite. Au Québec, imaginez, les ventes d’un roman qui connaît du succès sont exactement du même ordre. «Revolution 2020, fait remarquer Tharoor, a été réédité cinq fois avant que j’aie même pu écrire cette critique.»
The 3 Mistakes a récemment été tiré un film, Kai Po Che!, bien reçu par les critiques de cinéma. L’histoire de trois amis inséparables, se déroulant à Amhedabad au début des années 2000 sur fond de cricket et de pogrom antimusulman. La bande sonore n’est pas mal non plus. En fait, c’est en marge d’une plainte, déposée début mai, contre le film que le juge a fait sa sortie contre Bhagat. Des hindous à l’épiderme drôlement sensibles s’étaient présentés devant lui pour faire interdire Kai Po Che!, sous prétexte qu’il était injuste à l’égard de la majorité hindoue dans la façon dont il représentait les violences religieuses de 2002.