Lire ? À quoi bon !
La lecture fout le camp au Québec. On l'a encore vu avec la publication de la vaste étude intitulée La pratique culturelle au Québec en 2004, dont Le Devoir a fait état cette semaine. L'enquête quinquennale, menée par le ministère de la Culture et des Communications, a cours depuis 1979. Même si l'analyse de ses 200 tableaux ne sera livrée qu'au printemps, les chiffres bruts confirment déjà le malheureux constat dressé l'an dernier, au bilan de 20 ans d'enquête: l'habitude de lire se perd chez les jeunes et chute dès qu'ils quittent l'école.
Le déclin saute aux yeux. En 1979, 60 % des 15 à 24 ans lisaient régulièrement; ils sont 54 % en 2004. Pire, en 1979, 79 % des étudiants étaient des lecteurs assidus ou réguliers; en 2004, cette proportion n'est plus que de 61 %. Les jeunes auraient-ils opté pour la lecture sur Internet? Jamais de la vie!, répondent la moitié d'entre eux...En fait, le tableau «Raisons de lire peu fréquemment» énonce clairement la réalité. Si environ 60 % des 25 à 64 ans qui lisent peu ou pas du tout invoquent le manque de temps, la première raison de non-lecture des jeunes et des étudiants est bien plus crue: ils n'aiment pas ça! Même chez les plus de 65 ans, génération moins scolarisée, le manque d'intérêt n'arrive qu'au deuxième rang.
Ce désamour grandissant de la lecture laisse évidemment des traces. Ainsi, en 25 ans, on est passé de 24 à 45 % des Québécois qui ouvrent moins de dix livres par année. À l'inverse, si, en 1979, 47 % des Québécois s'étaient régalés de plus de 20 livres en un an, le Québec ne compte plus que 28 % de grands lecteurs en 2004!
On peut bien se demander si le Québec publie trop, mais le vrai problème, c'est d'abord qu'il lit moins. En effet, la production du Québec est l'équivalent de ce qui se fait ailleurs: les 5000 titres québécois valent bien les 195 000 nouveautés américaines de 2004 et les 50 000 ouvrages lancés l'an dernier en France.
Il est par ailleurs vrai que, là-bas comme ici, les jeunes lisent moins qu'avant — et les femmes plus que les hommes. Mais le Québec a une caractéristique: le vrai écart reste d'ordre linguistique. Chez les grands lecteurs, l'écart entre les hommes et les femmes est bien moins grand (six points de pourcentage) qu'entre les francophones et les anglophones (12 points à la faveur de ces derniers). En fait, les anglophones achètent plus de livres, en empruntent plus, en lisent plus et leur consacrent plus d'heures par semaine. Cette greffe-là reste toujours à prendre chez les francophones, pour qui la passion de la lecture est encore perçue comme une maladie honteuse.
Ceci donne la pleine mesure de l'irresponsabilité des enseignants. Leur boycottage des activités culturelles, notamsment de cette fête qu'est l'actuel Salon du livre de Montréal, dit carrément ceci: la lecture ne compte que si le ministère nous l'impose dans le programme scolaire. En dehors de ça, pourquoi faire des efforts? Yesss!, approuvent aujourd'hui quatre élèves sur dix. Qui risquent fort, avec de tels messages, à être cinq sur dix à s'exclamer «Right!» dans cinq ans...