Religion, accommodements raisonnables et école privée - L'arbre ne doit pas cacher la forêt
En 1995, la Commission des droits de la personne publiait un document intitulé Le pluralisme religieux au Québec, un défi d'éthique sociale, dans lequel elle établissait que les écoles publiques ne pouvaient pas interdire l'accès à leurs services à des élèves portant le foulard islamique pour des motifs religieux. Cette conclusion, fondée sur le droit à l'égalité reconnu par les chartes des droits ainsi que sur le droit à l'instruction publique, s'accompagnait de restrictions possibles, voire nécessaires, liées au respect d'autres droits, particulièrement l'égalité des sexes, ou à des considérations d'ordre public et de sécurité.
La question des accommodements auxquels sont tenus les établissements d'enseignement en matière religieuse se pose aussi à l'école privée. Comme l'école publique, l'école privée accueille une population diversifiée sur le plan religieux. Certains établissements privés ont un caractère religieux, d'autres non; certains mettent ouvertement de l'avant leur caractère laïque. Il est légitime de se demander si, et dans quelle mesure, le caractère propre de chaque établissement privé le dispense des obligations d'accommodement qui incombent à l'école publique.La Commission des droits de la personne croit nécessaire de faire le point sur les exigences de la Charte des droits et libertés de la personne dans ce domaine. Cependant, l'accommodement raisonnable en matière religieuse dans les établissements d'enseignement privés s'insère dans une problématique beaucoup plus vaste dont les enjeux, fondamentaux pour l'avenir de notre société, commencent à peine à être débattus.
L'école privée et les chartes des droits
Chaque jour, des personnes se regroupent sur la base d'intérêts aussi divers que multiples: culturels, ethniques, politiques, sportifs, philosophiques, etc. Cette liberté d'association est protégée par les chartes des droits.
Nos chartes reconnaissent aussi la marge de manoeuvre dont jouissent les associations ainsi formées. À l'occasion, ces associations doivent pouvoir faire des choix, prendre des décisions qui découlent de leur caractère particulier. Au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne autorise ainsi les institutions vouées exclusivement au bien-être d'un groupe ethnique, ainsi que les institutions sans but lucratif, à exercer certaines formes de discrimination lorsque ces institutions ont un «caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif». Par exemple, un parti politique peut donner la préférence à des sympathisants au moment d'embaucher le personnel de soutien de son congrès.
En matière scolaire, cette marge de manoeuvre n'est pas une carte blanche laissée aux établissements privés. Pour se prévaloir de cette faculté, un établissement doit avoir une vocation particulière à l'endroit d'un groupe identifiable de personnes qui se caractérise par la religion, l'origine ethnique, la langue ou un autre motif de discrimination interdit.
Les établissements qui ne s'adressent pas à une clientèle particulière au sens de la Charte doivent respecter les obligations générales qui en découlent. Il en va de même des établissements qui s'adressent à une clientèle particulière si aucun lien n'existe entre cette vocation particulière et la discrimination que l'établissement prétend exercer. Par exemple, une école privée catholique dont la vocation de base reste la formation scolaire générale des élèves ne peut pas exclure une élève présentant un handicap physique léger même en invoquant l'accent mis sur l'éducation physique dans son projet éducatif.
Comme on le voit, les institutions sans but lucratif ne sont pas dispensées de respecter les principes de la Charte. Ces principes constituent des règles de vie en société. À moins de pouvoir démontrer que leur caractère religieux (par exemple) exige nécessairement et objectivement certaines exclusions ou préférences, les établissements d'enseignement privés sont eux aussi tenus d'accommoder les personnes ayant des besoins particuliers, y compris des besoins d'ordre religieux.
L'accommodement raisonnable: pourquoi?
L'accommodement raisonnable part d'une constatation: si tous les êtres humains sont égaux, ils sont loin d'être identiques. Cette constatation influence notre vie quotidienne. Certains aménagements, consacrés par les tribunaux, permettent à des femmes enceintes, par exemple, de travailler en toute égalité sans se trouver pénalisées. Ainsi, elles peuvent s'absenter pour un examen médical pendant quelques heures si cela ne porte pas indûment atteinte au fonctionnement de l'entreprise. Selon la jurisprudence, de tels accommodements raisonnables font partie du droit à l'égalité.
La prise en considération des particularismes religieux vise à encourager la pleine participation à la vie sociale, au même titre que l'acceptation des besoins liés, par exemple, à la grossesse ou à un handicap. Une attitude de refus risquerait au contraire d'avoir un effet de marginalisation.
Ainsi, la Commission des droits de la personne a tenu compte, dans son avis de 1995, du risque que l'interdiction du foulard islamique compromette le droit à l'instruction publique des élèves concernées. C'est que l'acceptation des particularismes religieux découle certes d'une analyse juridique mais aussi, et peut-être surtout, d'une éthique de responsabilité qui nous oblige à ne pas perdre de vue le rôle intégrateur des grandes institutions sociales. Si nos institutions devaient se fermer aux personnes présentant certains particularismes religieux, elles renonceraient par avance à exercer une responsabilité qui leur est propre.
Accommoder jusqu'où?
Tout cela, évidemment, ne dispense pas de s'interroger sur les limites de l'obligation d'accommodement. Celle-ci ne consiste pas à se plier inconditionnellement à tous les particularismes. «S'agissant de religion, prévenait déjà la Commission des droits de la personne en 1995, les droits et libertés peuvent rapidement se retrouver érigés en absolus sacrés.» En fait, l'obligation d'accommodement raisonnable comporte des limites, celles de la contrainte excessive.
En évaluant la contrainte excessive, on peut tenir compte d'un très large éventail de facteurs. Pour ce qui est de l'éducation, citons la nécessité de respecter le contenu obligatoire des programmes d'enseignement, l'obligation de fréquentation scolaire, le respect de l'égalité des sexes (et de son corollaire dans le réseau public, la mixité des classes) et la nécessité de maintenir l'ordre et la sécurité dans l'école (par exemple en interdisant le port de vêtements empêchant l'identification des personnes). La Commission des droits de la personne réitère aujourd'hui que tous ces facteurs sont des éléments essentiels et non négociables du système scolaire.
D'autres facteurs entrent en ligne de compte, par exemple les exigences du fonctionnement de la classe, le fardeau qu'entraînerait l'accommodement pour d'autres personnes (élèves ou membres du personnel) ou encore les contraintes sur les ressources. La taille de l'établissement, le nombre de demandes, leur diversité ou le moment où elles sont formulées peuvent également affecter la capacité d'accommodement.
Une problématique plus vaste
Si importante que soit la question des accommodements raisonnables, elle reste un arbre au milieu d'une forêt. Si on ne veut pas perdre de vue cette forêt, il importe de bien distinguer ce qui relève de l'individuel et ce qui relève du social et du collectif. En lui-même, en effet, l'accommodement raisonnable ne suffit pas à répondre à l'ensemble des questions soulevées par la diversité religieuse. N'oublions pas que les accommodements raisonnables en matière religieuse se font exclusivement sur la base de droits individuels: ils ne confèrent pas de droits collectifs aux groupes religieux ou aux confessions. Même une multiplication de cas individuels ne saurait conférer un quelconque «droit collectif» en cette matière.
Au-delà des accommodements qu'il est possible de consentir aux individus, la dimension collective de la problématique religieuse est omniprésente. Elle est d'autant plus préoccupante qu'elle s'inscrit dans un contexte international troublé, où des conflits sociaux et politiques préexistants sont souvent exacerbés et rendus encore plus complexes par la dimension religieuse. Voilà une raison supplémentaire pour clarifier la nature des rapports existant entre l'État et les groupes religieux.
Dans le Québec d'aujourd'hui, la dimension collective de la problématique religieuse s'incarne dans un certain nombre de questions exigeant une réponse à court et à moyen terme.
À court terme, le Québec doit décider si les dispositions législatives qui protègent les privilèges des catholiques et des protestants en matière d'enseignement religieux et qui, pour ce faire, dérogent aux droits à l'égalité et à la liberté de religion reconnus par les chartes des droits doivent être renouvelées. La décision de renouveler ou non ces clauses sera révélatrice de la volonté du Québec de prendre acte de l'évolution importante des mentalités sur cette question.
Selon la Commission des droits de la personne, le recours aux clauses dérogatoires n'a jamais été une façon acceptable d'aménager les rapports entre l'école et les religions. Elle se réjouit donc du dépôt du projet de loi 95, qui propose le non-renouvellement de ces clauses, après une période de transition destinée à permettre la mise en place de programmes d'éthique et de culture religieuse.
À moyen terme, la question des clauses dérogatoires renvoie à une autre question, plus vaste et plus exigeante: celle de la laïcité. Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le Québec s'est engagé dans un processus de laïcisation. Pourtant, l'aspiration sociale et politique à la laïcité comporte toujours ses zones d'ombre.
De quelle laïcité voulons-nous? D'une laïcité réfractaire par principe à toute présence du fait religieux dans l'espace public? D'une laïcité sensible au fait religieux, prônant simplement la neutralité de l'État face à ce dernier? D'une laïcité où l'État s'engagerait à respecter l'expression de la religion dans la sphère publique en retour d'un engagement des religions à «respecter l'esprit des chartes des droits», comme le proposait l'an dernier le Conseil des relations interculturelles? Ou encore d'une forme spécifiquement québécoise de laïcité, toujours respectueuse des chartes des droits, et qu'une délibération collective approfondie permettrait de mieux définir?
En attendant que s'amorce une délibération publique structurée sur l'ensemble de ces enjeux, il faut rappeler qu'aucun geste ne doit être fait qui, de façon mécanique ou dogmatique, porterait atteinte aux intérêts supérieurs d'un enfant et à son droit à l'éducation. Comme la Commission des droits de la personne le soulignait dans son avis de 1995, l'exclusion ou l'interdiction ne peut d'aucune manière constituer un choix valable, ni sur le plan du respect du droit à l'égalité, ni sur les plans pédagogique et social.
Toutefois, la question des accommodements raisonnables dans les établissements d'enseignement privés n'est qu'une pièce parmi d'autres du débat sur la place de la religion dans la société. Dans quel espace public sommes-nous prêts à laisser se manifester les pratiques religieuses? Dans quelle mesure l'État doit-il tenir compte, dans ses orientations et dans les choix qu'il fait au nom de la collectivité, des convictions et des appartenances religieuses, majoritaires ou minoritaires? Au premier chef, c'est aux autorités politiques qu'il appartient de susciter et d'animer ce débat.
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