Françoise Sullivan, la femme de tous les courants artistiques

Elle a traversé le siècle en dansant, en déambulant, en créant des installations, en peignant. Elle a dansé dans la neige, marché au milieu des raffineries de pétrole, appris la soudure et construit des sculptures d’art public. À l’aube de ses 100 ans, l’artiste Françoise Sullivan, membre du groupe des automatistes, semble toujours aussi convaincue de la puissance de l’art. Et chaque jour, dans son atelier, elle peint.
« La vie peut être belle. La vie est belle quoi qu’il en soit », dit-elle simplement, toute fraîche, légère, joyeuse, dans sa robe noire, au moment du lancement de l’exposition Une ligne imaginaire à la galerie de l’UQAM, sur ses travaux des années 1970. « Je peins, je vois des amis. Mes enfants s’occupent de moi et je m’occupe d’eux », résume-t-elle.
Elle a aimé peindre dès l’enfance. « J’ai toujours été dans l’art », dit-elle. Mais c’est par un texte sur la danse, intitulé « La danse et l’espoir », qu’elle a signé en 1948 le manifeste Refus global, avec le groupe d’artistes automatistes dirigé par Paul-Émile Borduas.
À l’époque, Françoise Sullivan étudie la danse à New York, au même moment que Louise Renaud et Mimi Lalonde, l’épouse de Jean Gascon. « J’étais avant-gardiste, je voulais faire en danse l’équivalent de la peinture », se souvient-elle en entrevue. À New York, elle côtoie le New Dance Group, avec Mary Anthony. Elle va à Harlem écouter du jazz. « J’allais explorer un peu partout et j’ai rencontré la danseuse Franziska Boas. » Franziska Boas allie à l’époque production artistique et activisme social. Elle est la fille de Franz Boas, considéré comme le père de l’anthropologie moderne américaine.
C’est dans le studio new-yorkais de Franziska Boas que Françoise Sullivan organise en 1946 l’exposition The Borduas Group, l’une des « quatre expositions décisives qui devaient faire connaître les artistes automatistes et définir l’esthétique automatiste en peinture », selon l’historienne de l’art Rose-Marie Arbour. Françoise Sullivan n’y participe pas comme peintre, mais en est l’organisatrice.
Lorsque Françoise Sullivan parle de Refus global, c’est d’un mouvement entier, et non seulement d’un document, qu’elle parle. Elle insiste là-dessus : « On a construit ce mouvement-là par notre pensée. Je n’ai pas décidé, soudainement, de signer le manifeste. On a fait le mouvement. On l’a construit, par notre pensée, par ce qu’on lisait, par ce qu’on disait », dit-elle.
Il faut dire aussi que la peinture, considérée alors comme la forme ultime de l’art, est à cette époque surtout réservée aux hommes dans le groupe automatiste, où seule Marcelle Ferron s’y consacre à temps plein comme femme.
« Ils agissaient un peu comme ça. Ils étaient fiers de leur importance. Mais, selon moi, ça pouvait être égal, la danse et la peinture. Les Ballets russes, ce qu’ils faisaient, c’était très avancé », dit-elle.
Proche de son moment historique
Aujourd’hui, toute l’oeuvre de Françoise Sullivan est traversée d’une réflexion sur l’art. Elle a été à l’avant-garde des grands courants artistiques du dernier siècle : de l’automatisme à l’art conceptuel, de l’Arte povera italien au retour à la peinture. Et dans ce qu’elle fait, la pensée n’est jamais loin de la forme. C’était déjà présent dans son texte « La danse et l’espoir », inscrit dans Refus global.
« L’art fleurit uniquement sur les problèmes intéressant l’époque, toujours dirigés vers l’inconnu. D’où le merveilleux », écrivait-elle en 1948. « Françoise Sullivan est très proche de son moment historique, de notre moment », dit l’historienne de l’art Louise Déry, qui a écrit plusieurs ouvrages et produit plusieurs expositions sur l’oeuvre de l’artiste.
Dans son grand atelier de Griffintown, où elle a peint durant quarante ans avant de devoir le quitter à regret, Françoise Sullivan continuait de réaliser des chorégraphies. « C’était l’atelier romantique, tout blanc », se souvient-elle. Aujourd’hui, elle constate que la danse est très vivante au Québec, tandis que dans le milieu de la peinture, « c’est pas très fort en ce moment », ajoute-t-elle. Il lui arrive encore, confie l’artiste, de danser dans sa cuisine, en écoutant du jazz.
Pour Françoise Sullivan, l’art a été un « destin », plutôt qu’une carrière, même si elle s’est distinguée tout au long de sa vie. Lorsqu’elle décide de s’inscrire à l’École des beaux-arts, ses parents n’y voient pas d’objection, estimant que la carrière qui l’attend est surtout une vie de mère de famille. « J’ai été mère de famille », lance-t-elle d’ailleurs en riant. « C’est quand j’ai signé le manifeste Refus global que ça a été difficile [avec sa famille] », confie-t-elle.
Pourtant, elle adore se rappeler les poèmes de Pierre de Ronsard que son père lui déclamait, lorsqu’elle était encore toute petite et qu’elle lui tenait la main lors de leurs vacances à Bellevue. Plus tard, avec le groupe des automatistes, elle s’initie à Rimbaud et à Baudelaire. C’est d’abord avec Pierre Gauvreau qu’elle se lie d’amitié, alors qu’elle fréquente comme lui l’École des beaux-arts. Remarqué par Paul-Émile Borduas, ce dernier invite son groupe chez son maître pour y engager des discussions. « Françoise connaissait Pierre Gauvreau et Bruno Cormier depuis l’âge de 11 ans », rappelle Patricia Smart, autrice du livre Les femmes du Refus global.
Danser et se voir danser
À l’époque du mouvement automatiste, Françoise Sullivan imagine des chorégraphies ancrées dans le territoire, à interpréter à l’extérieur. En 1948, elle exécute Danse dans la neige (illustration en Une) devant le mont Saint-Hilaire. Jean Paul Riopelle la filme, mais le film s’est perdu, comme d’ailleurs le film de la chorégraphie de l’été précédent que Françoise Sullivan avait conçue et dansée aux Escoumins, devant la caméra 16 mm de sa mère.
« Non seulement elle exécutait sa performance, mais elle savait comment cela devait sortir dans l’image. Elle est pionnière de la danse contemporaine, mais elle est aussi pionnière dans la manière de la montrer », poursuit Louise Déry. En 2007, Françoise Sullivan reproduira les quatre chorégraphies qu’elle avait pensées pour les quatre saisons, et les fera exécuter par quatre danseuses d’âges différents.
La condition de femme de Françoise Sullivan, mariée au peintre Paterson Ewen et mère de quatre enfants, a déterminé à une certaine époque ses choix d’artiste. C’est ce qu’elle a expliqué à Patricia Smart quand celle-ci l’a rencontrée pour la rédaction de son livre Les femmes du Refus global.
« Ça n’était pas possible [de continuer à danser] parce que, quand on danse, il faut s’absenter pour les cours, les répétitions, les émissions à la télévision, disait-elle. C’est alors que j’ai arrêté. Au début, je m’en souviens, j’avais tout mon temps. Je jouais à la femme d’intérieur. Mais au bout de quelque temps, j’ai eu l’impression d’avoir perdu mon identité, et je me suis affolée. J’ai senti la nécessité de revenir à un travail, mais ça devait être un travail qui ne m’éloignait pas de la maison, qui me laisserait libre de décider de l’emploi de mon temps. Je ne voulais pas me remettre à peindre parce que mon mari était peintre et que cet art lui appartenait. Alors je me suis mise à faire de la sculpture. »
Françoise Sullivan suit alors des cours de soudure. « J’étais la seule femme parmi des ouvriers », se souvient-elle en entrevue. Ensuite, elle poursuit cette formation aux Beaux-Arts.
Dans son garage, elle conçoit des sculptures qui évoquent le mouvement, dont Chute concentrique (1962) qui lui vaut le Prix du Québec, et aussi, notamment, Callooh Callay, commandée pour Expo 67. Le titre, inspiré du livre Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll, exprime la joie.
Cette joie, elle semble encore émaner de Françoise Sullivan, malgré la peine vécue au moment du décès d’un de ses fils, en 2019. Lorsqu’on lui demande comment elle se sent de devenir centenaire, elle raconte tout simplement l’excitation d’entrer dans un nouveau siècle, sourire aux lèvres.
« Françoise Sullivan est confiante, résume Patricia Smart. Elle ose faire des choses que personne d’autre n’aurait faites, mais toujours avec un petit sens de l’humour, toujours avec son petit sourire. » L’inspiration, toujours, la suit.