Diffamation - Cinglante leçon pour CHOI-FM
Québec — Les propos controversés qui ont fait la marque de commerce et la prospérité de CHOI-FM commencent à lui coûter beaucoup, beaucoup d'argent. Le juge Yves Alain, de la Cour supérieure, donne en effet une cinglante leçon à la station de radio de Québec en condamnant l'ancien morningman Jean-François Fillion, ses coanimateurs et leur employeur à verser 340 000 $ à la présentatrice de bulletins météo Sophie Chiasson pour avoir tenu des propos «sexistes, haineux, malicieux, non fondés et blessants» à son endroit.
Ébranlé par le montant des dommages réclamés — qui est presque sans précédent —, Genex Communications, propriétaire de CHOI, a décidé d'interjeter appel de cette décision. Sophie Chiasson se réjouit quant à elle de cette condamnation qui marquera à ses yeux un «tournant» dans la jurisprudence en matière de diffamation.Dans le jugement très attendu qu'il a rendu hier, le juge Yves Alain explique que «les atteintes sont tellement graves et répétées» qu'elles justifient l'octroi de dommages moraux (100 000 $) et exemplaires (200 000 $) «très importants». Cette condamnation doit avoir un «effet dissuasif» pour éviter que ne se reproduisent des attaques personnelles sur les ondes radiophoniques, insiste le magistrat.
Pour la toute première fois de son existence, CHOI est condamné par un tribunal pour la diffusion de propos diffamatoires. Et le jugement de 82 pages est dévastateur. «M. Fillion, ses coanimateurs ainsi que Genex et [son propriétaire] Patrice Demers n'ont aucun respect pour l'être humain en général, pour les femmes et pour Mme Chiasson qu'ils traitent comme des objets», écrit le juge Yves Alain. Le magistrat porte un jugement sévère sur la station de radio. Une fois en ondes, note-t-il, Jeff Fillion et ses coanimateurs «deviennent incontrôlables, prêts à dire n'importe quoi sur n'importe qui pour améliorer leurs cotes d'écoute. Ils agissent en matamores dès qu'ils sont devant un microphone».
Les propos reprochés ont été tenus principalement à l'automne 2002. Jeff Fillion, qui a quitté les ondes de CHOI le 17 mars, a dit de Sophie Chiasson qu'elle était une «cruche vide» et une «chatte en chaleur». «La grosseur du cerveau n'est pas directement proportionnelle à la grosseur de la brassière», a-t-il affirmé. L'animateur controversé a également laissé entendre que la présentatrice de bulletins météo avait fait des fellations pour décrocher des contrats.
«Ces propos diffusés en ondes qui ont atteint un large auditoire [63 000 auditeurs au quart d'heure] sont inacceptables dans une société libre et démocratique. Ils débordent largement le cadre de la liberté d'expression», explique le juge. Ces «attaques gratuites» ont eu un effet «dévastateur» sur la vie de Mme Chiasson et ont porté atteinte à sa dignité, à son honneur et à son intégrité. «On peut facilement comprendre qu'à l'écoute de tels propos la personne visée se sente humiliée, amoindrie, déstabilisée, perde confiance en elle et doute de ses capacités. Le tort causé est très grave et presque irréparable», souligne-t-il.
Dès le début du procès, la défense avait admis ses torts, et Jeff Fillion avait présenté des excuses. Or le juge considère que l'ancien morningman a desservi sa cause en utilisant son micro pour se moquer de Mme Chiasson et de sa poursuite pendant la tenue du procès. «Cela est une démonstration évidente de la non-compréhension de M. Fillion de la gravité [de ses] propos. C'est également un manque de respect à l'égard du processus judiciaire, une manifestation évidente qu'il se croit au-dessus de tout et de tous», estime Yves Alain. Le juge dresse un portrait peu flatteur de Jeff Fillion qu'il juge «incontrôlable», «imbu de lui-même», insouciant de «l'effet destructeur de ses propos».
Le patron de Genex, Patrice Demers, n'est pas davantage épargné. Le juge le blâme pour son «inertie inexpliquée et inexplicable». Il lui reproche de n'avoir «rien fait» pour mettre fin «au salissage de la réputation de Mme Chiasson». «Il était plutôt préoccupé par les gains et les profits de son entreprise que par le sort réservé à Mme Chiasson et aux autres cibles de l'animateur», tranche-t-il.
La «stratégie» du laisser-faire utilisée par Patrice Demers est «excessivement rentable comme en font foi la hausse des cotes d'écoute», précise le juge, «mais lorsqu'on se livre à des attaques personnelles répétitives à l'égard d'individus, il y a un prix à payer. Ce prix est d'autant plus élevé que les profits générés sont importants». CHOI vaut vingt-cinq millions de dollars et génère des bénéfices de 2,5 millions.
La Cour supérieure demande aux artisans de CHOI de payer 100 000 $ à titre de dommages moraux et 200 000 $ à titre de dommages exemplaires. Ils devront aussi verser 40 000 $ pour les honoraires extrajudicaires. Jeff Fillion et Genex sont condamnés à payer 153 000 $ chacun. Pour le reste, le juge exige que les coanimateurs Devis Gravel, Yves Landry et Marie Saint-Laurent versent environ 11 300 dollars chacun. Messieurs Gravel et Landry ont pris la barre de l'émission matinale à la suite du départ de Fillion, alors que Mme Saint-Laurent ne travaille plus pour CHOI.
Sophie Chiasson réclamait 811 000 $. Genex Communications avait tenté de régler à l'amiable avec Mme Chiasson en lui présentant une offre de 30 000 $. L'acharnement manifesté par les animateurs de CHOI et ses conséquences néfastes sur la vie de Mme Chiasson justifient un «montant largement supérieur» à l'offre des défenseurs, estime le juge.
Les dommages réclamés de 340 000 $ sont supérieurs à la moyenne, qui se trouve sous la barre des 100 000 $ selon les spécialistes. Ce n'est pas la condamnation la plus coûteuse, cependant. À la suite d'un procès concernant des propos tenus entre 1998 et 2000, l'animateur de radio André Arthur avait été condamné, en octobre 2002, à verser plus de 400 000 dollars à l'ancien premier ministre Daniel Johnson et à son épouse Suzanne Marcil. M. Arthur a porté le jugement en appel. Chose certaine, le jugement rendu hier ouvre la voie aux autres poursuites — nombreuses — qui ont été intentées contre CHOI par des animateurs télé et des artistes notamment.
Sans surprise, Genex Communications a décidé d'interjeter appel du jugement devant la Cour d'appel du Québec. «Il nous apparaît d'emblée que ce jugement déroge de manière importante à la jurisprudence», a expliqué le vice-président de Genex, Jean-Luc Benoît. Dans un bref communiqué diffusé hier, Sophie Chiasson se dit satisfaite de la décision et remercie tous ceux qui l'ont appuyée.
Genex Communications n'en a pas fini avec les procédures judiciaires. L'entreprise a décidé de contester devant la Cour d'appel fédéral la décision du CRTC de ne pas renouveler la licence de CHOI. Les audiences débuteront en mai.