Le mot de l'Académie - Âme

Je suis de ces humains que l'origine des mots passionne. S'il fallait énoncer brièvement ce qu'est l'acte d'écrire, je dirais que c'est penser le monde, et le rêver, dans la sédimentation des mots — et dans leur concrétion.

Âme, comme tous les vocables, possède une genèse et un passé fascinants pour tout amateur d'écriture. Pour traduire littéralement ce qu'on pourrait nommer l'invention de la matière ou son esprit créateur, les Latins créèrent un terme, Anima, lui-même dérivé de l'indo-européen ou sanskrit Aniti : «souffle, air». Aniti était donc à l'origine verbe et neutre. Le souffle créateur de matière était action. Et asexué. Plus tard, au fil des dérivés et détours du latin d'église, le verbe se faisant chair devint mâle.

Mais plus avant encore, dans la culture gréco-latine de l'âme, lorsque la philosophie voulut introduire une initiale suprématie conceptuelle du masculin sur le féminin, Anima fut doublé d'un principe hiérarchiquement supérieur: Animus.

Quant à l'âme, ceux-là qui jouaient avec les mots de la pensée, au cours des quelques siècles en aval et en amont de notre ère, avaient opéré un glissement: de l'unicité neutre, mais complexe, à la dualité hiérarchisée fondatrice de domination sexuée.

Avant les pères de l'église, il y eut dans notre culture gréco-latine, une volonté de masculiniser le verbe créateur de vie (le souffle de l'univers) accompagnée d'un désir non moins affirmé de subordination du féminin. S'il y avait eu des mères de l'église, l'histoire eût été différente, la représentation linguistique de la divinité et de l'âme eussent été outre-genres — comme on dit outre-frontières ou apatride. Mais le fait qu'elles ne s'y trouvaient pas, les mères, pour définir et conceptualiser et rêver toute représentation, participait du même syndrome hiérarchique et exclusiviste.

Vraiment, par rapport à l'âme, l'histoire ne nous a pas gâtées, nous, les femmes. À l'âme et à ses dérivés. À ses sédimentations conceptuelles et à ses concrétions dogmatiques.

Pas chanceuses, car au cours des longs siècles où les doctes ont réfléchi sur l'âme — et sur Dieu —, sous toutes les coutures et les doublures philosophiques, métaphysiques et spirituelles, on a cru et affirmé dans les traités les plus savants que les femmes en étaient sans doute dépourvues. D'âme. On en a débattu pendant des siècles, ce fut même l'un des objets chéris de la théologie. Je ne dis pas «sujets chéris», puisque les sujets femmes n'étant pas partie prenante du débat c'est tout le sujet humain qui s'en trouvait déchiré. Comme un tissu (texte et tissu ont la même latine étymologie : textus).

Puis finalement, il fut convenu dans les précis dogmatiques des pères, au courant du second millénaire de notre ère, qu'après tout, elles étaient douées d'âme elles aussi. Les femmes.

J'aimerais bien savoir ce que mes aïeules instruites en ont pensé. Si j'en eus, des aïeules instruites, vu que pour les mêmes raisons de sujétion spirituelle, on les tint recluses dans les antichambres des savoirs autorisés.

Consolons-nous en nous disant qu'elles connaissaient depuis toujours une science toute intime de la vie et de sa création, à même leur propre chair et la chair de leur chair. Et qu'elles savaient bien, au fond, que les oppositions animus-anima, âme-corps, esprit-chose, relevaient des mêmes logiques de classifications binaires, sorte de défenses érigées face à l'abîme de l'humaine mortalité. Disons-nous qu'elles comprenaient, en termes que nous qualifierons de poétiques, que ces séries d'exclusions sont à ce point liées qu'un jour, on les saisirait dans leurs relations de complémentarité : réciproques et conséquentes les unes des autres.

À bien y penser, dans cette veine qui fut nôtre d'échapper à l'esprit de raison discriminante, nous avons tout de même éprouvé une seconde malchance. Trois siècles à peine après l'exposition canonique de notre don d'âme, les grandes têtes se sont mises à douter de l'existence même de l'âme. Le point culminant du doute fut atteint par les maîtres des fameuses Lumières tant et si bien que le doute, au fil du temps, se transforma en une aussi fracassante certitude que celle de leurs croyants ancêtres: l'âme n'existait plus! Nous venions tout juste de nous réveiller de l'éblouissement aveuglant qui nous saisit à la réception du cadeau qu'on nous l'enlevait. Plus personne n'avait d'âme. Vous en avez reçu une? Vous n'en aurez plus, vous non plus! Déstabilisant. Voici que nous vivons encore l'effet de ce fracasÉ

Nous ne fûmes pas les seules à être dépourvues d'âme. D'autres, dans l'histoire, partagèrent avec nous ce chagrin. Ce fut le lot des peuples primitifs, nommés ainsi par les maîtres des civilisations dites supérieures, d'Occident et d'Orient. De façon générale et succincte, tous les peuples n'appartenant pas à la culture de l'écriture et du livre furent jugés à l'aune des religions transcendantales, condamnés par les tribunaux monothéistes dominants, subirent les sorts les plus néfastes du seul fait de leur privation d'âme décrétée cycliquement dans d'infinies variantes par les maîtres du monde.

Un corps sans âme peut être jeté aux orties de la vie. Hors de cette terre. C'est ainsi qu'on en tua des millions. De corps. Avant même de se donner le souci d'apprendre ce que leurs bouches, leurs mains et tous leurs corps, en racontant, en chantant, en dessinant, sculptant ou dansant, avaient à nous dire de l'âme, du souffle et de l'esprit. L'Afrique noire et les Amériques autochtones conservent, en lambeaux le plus souvent, des enseignements d'âme que les conquérants n'ont pas voulu (ou pu) capter. Et gardent les traces vives des meurtres, écrites sur leurs sols en lettres de feu et de sang.

Quelques-uns, quelques-unes s'appliquent à déchiffrer ces langages tout droit venus de l'exclusion. Comme on s'entendrait pour étudier les paroles d'ombre issues du féminin hors-nom parce que sans âme si longtemps. Peut-être que tous ces chercheurs de l'étrangeté, de tout ce qui a échappé à l'ordre des discours et des actes dominants, donneront-ils, au bout du compte, un supplément d'âme à une humanité qui semble courir aveuglément vers le mur meurtrier de son anéantissement? Peut-être captent-ils ces mots à peine traduisibles: «Oh âme, sauve-nous du désastre!»

NDLR: à l'invitation du Devoir, l'Académie des lettres du Québec offre à nos lecteurs cette série estivale inspirée des mots du temps. L'Académie a été fondée en 1944, par un groupe d'écrivains de la modernité réunis autour de l'essayiste Victor Barbeau. Madeleine Gagnon a publié récemment Anna, Jeanne, SamiaÉ (Femmes dans la guerre), essai (Fayard, 2001).

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