La guerre des réincarnations

La photo s'étale à la une de la presse officielle chinoise: le premier ministre, Zhu Rongji, tout sourire, reçoit un khata, l'étoffe de soie blanche rituelle des Tibétains, des mains d'un jeune garçon, lui aussi souriant, vêtu de l'habit rouge vif des moines bouddhistes.
L'article explique que le chef du gouvernement chinois accueille le «11e panchen-lama», deuxième dignitaire dans la hiérarchie du bouddhisme tibétain, un garçon de 13 ans. Il le félicite pour les progrès de ses études religieuses et «le respect et l'amour croissants» qu'il a su gagner au sein du peuple tibétain.Cette audience en apparence banale, ce 31 juillet, constitue en fait un nouvel épisode d'une des luttes feutrées les plus étranges qui soient, dans laquelle un pouvoir communiste, donc athée, se met à décider des réincarnations bouddhistesÉ Une opération politiquement délicate, dont l'enjeu est, ni plus ni moins, le contrôle futur du Tibet et de sa religion dominante, le bouddhisme. Après avoir subi un revers il y a deux ans, avec la fuite en Inde du jeune karmapa-lama, autre important dignitaire bouddhiste, la Chine veut aujourd'hui gagner la «guerre des panchen-lamas». Pékin tente d'imposer aux Tibétains et au monde l'adolescent de son choix, Gyancain Norbu, dans le but de peser sur la succession de l'actuel dalaï-lama, le chef spirituel des Tibétains, exilé en Inde depuis quarante-trois ans.
Ces derniers mois, les Chinois ont multiplié les sorties de «leur» panchen-lama, dont la presse nationale se fait régulièrement l'écho: photo d'une cérémonie au «temple des lamas» de Pékin pour exhorter les bouddhistes à «aimer leur patrie» (c'est-à-dire la Chine), visite au célèbre monastère du Jokhang à Lhassa, où on le voit prier devant une statue de Bouddha, visite à un producteur de médicaments traditionnels, ou encore cérémonie religieuse à Shigatse, la deuxième ville du Tibet, siège traditionnel du panchen-lama. Une visibilité croissante pour un jeune garçon docile, à la légitimité aussi mince que la soie des khatas.
Réincarnation
En fait, après la mort du 10e panchen-lama, en 1989, et à l'issue d'un processus complexe de sélection, le dalaï-lama avait désigné, en mai 1995, un autre enfant pour être la onzième «réincarnation» du panchen-lama. Choix rejeté par Pékin, qui a aussitôt fait séquestrer cet enfant tibétain: nul n'a plus revu depuis le jeune Gendhun Choekyi Nyima, malgré les demandes pressantes des gouvernements occidentaux et des organisations de défense des droits de l'homme, qui le décrivent comme «le plus jeune prisonnier politique du monde». Il serait gardé dans la province du Sichuan, où il suivrait une scolarité normale, selon Pékin. Quant à l'homme qui avait dirigé le processus de sélection, Chadrel Rinpoche, 62 ans, ancien supérieur du prestigieux monastère tibétain de Tashilunpo, il a été libéré en février, après sept années de prison pour «trahison», mais a aussitôt été placé en résidence surveillée.
Collaborateur
Pékin profite en fait de sa position dominante pour imposer ses choix. En 1995, rendu furieux par l'annonce par le dalaï-lama, à Dharamsala, de son choix de l'enfant censé être la «réincarnation» du panchen-lama, le gouvernement chinois avait procédé à sa propre sélection: il avait fait tirer au sort son candidat dans une urne en or, pratique déjà employée dans l'histoire mais récusée par le dalaï-lama, qui s'estime seul habilité à trancher. Depuis, l'élu, qui vit dans la banlieue de Pékin avec ses tuteurs chinois, et non dans le monastère de Tashilunpo, est préparé pour jouer le rôle de principal collaborateur bouddhiste du pouvoir chinois dans le monde tibétain. Les protestations des exilés n'y changent rien, et ceux de l'intérieur se taisent, par peur ou par conviction, impossible de savoirÉ
Le panchen-lama pourrait jouer un rôle beaucoup plus important au service de la Chine à l'avenir. La tradition du bouddhisme tibétain veut en effet que le dalaï-lama valide la «réincarnation» du panchen-lama, et réciproquement. Vu que le 14e dalaï-lama est âgé de 67 ans, il appartiendra au panchen-lama, bien plus jeune que lui, de choisir la «réincarnation» du chef spirituel mais aussi très politique des Tibétains. «S'ils parviennent à contrôler la sélection, les Chinois peuvent espérer mettre enfin la main sur tout le processus spirituel au Tibet», estime Isabel Hilton, une journaliste britannique qui a suivi cette «guerre des réincarnations».
Capacité de nuisance
Le prestige international du dalaï-lama, Prix Nobel de la paix, en fait un avocat de poids de la cause tibétaine qui serait très affaibli par la confusion que créerait une querelle de succession à sa disparition. Tenzin Gyatso, le 14e dalaï-lama, est bien conscient du danger que fait peser l'affaire du panchen-lama. Il a estimé que sa «réincarnation» naîtrait «certainement» hors du Tibet si le conflit actuel se poursuivait, une manière de court-circuiter les efforts de Pékin de lui choisir un successeur à sa botte. Et il a même envisagé la disparition pure et simple de sa fonction. Son «premier ministre» en exil, Samdhong Rinpoche, évoque la mise en place d'institutions démocratiques en exil, afin de choisir le successeur du dalaï-lama dans ses fonctions politiques. Là encore, il s'agit d'une manière de réduire la capacité de nuisance de Pékin. Mais, dans le sourire du premier ministre chinois accueillant «son» panchen-lama, il y a sans doute la satisfaction d'avoir marqué un point décisif dans la bataille pour le contrôle des esprits au Tibet. Quitte, pour les dirigeants communistes, à devenir des adeptes de la réincarnationÉ