Un «oeil au beurre noir» pour la justice, dit Jean-Claude Hébert
L'avortement du mégaprocès des motards criminels constitue «un oeil au beurre noir» pour la justice québécoise, soutient l'avocat et criminaliste montréalais Jean-Claude Hébert. «Les gens vont certainement se demander pourquoi les professionnels impliqués dans cette affaire-là n'avaient pas prévu les erreurs et les délais», affirme-t-il.
À son avis, en faisant table rase du travail accompli depuis janvier par le tribunal, le juge Pierre Béliveau a pris «une décision prudente». Au cours de la dernière semaine, les avocats de la défense avaient en effet remis en cause l'impartialité des jurés et annoncé leur intention de porter la cause en appel si le procès se poursuivait avec eux. «Dans ce cas-là, les contribuables n'auraient pas été gagnants» puisqu'ils auraient financé les procédures pendant plusieurs mois, voire des années supplémentaires, souligne Me Hébert.Mais les citoyens sont en droit d'être révoltés par ce gigantesque gâchis financier, administratif et judiciaire. Des millions de dollars de taxes ont été dépensés en pure perte depuis huit mois. Et plusieurs craignent maintenant qu'un nouveau procès ne fasse le jeu de la défense — qui pourra affiner sa stratégie après avoir vu les détails de la preuve — au détriment de la justice. «On va chercher des coupables. En bout de ligne, c'est la confiance des citoyens envers l'un des piliers de la démocratie qui est en jeu.»
C'est aussi l'opinion de son collègue André Normandeau, de l'Université de Montréal. Selon des recherches qu'il a menées au cours des dernières années, les Québécois étaient déjà très méfiants envers le système judiciaire. Ce qui s'est passé hier risque d'être «dévastateur». L'avortement d'un procès après la récusation d'un juge est pourtant exceptionnelle. «Nous n'avons pas trouvé un seul cas semblable à celui-là depuis 20 ans au Canada», souligne le professeur de criminologie.
Les deux experts s'entendent pour dire que les commentaires du juge Béliveau sur la lourdeur des procédures forceront les parties à réviser leur stratégie avant l'ouverture du nouveau procès. «Il y a là une invitation pressante à raccourcir les débats» en collaborant mieux, souligne Me Hébert. Pour gagner du temps — et épargner de l'argent —, les avocats pourraient s'entendre pour faire des admissions de preuve. La Couronne pourrait aussi limiter le nombre et la variété des chefs d'accusation pour mieux se concentrer sur ceux qui sont les mieux documentés. «Il s'agit d'agir comme un tireur d'élite et non comme un chasseur de canards qui envoie des plombs dans toutes les directions», dit-il.
Selon l'avocat, il faut donc s'attendre à des changements majeurs pour l'automne. De nouveaux jurés seront choisis. Même si c'est improbable, il est possible que la juge en chef du Québec nomme un nouveau juge à la place de Pierre Béliveau. Et puis le box des accusés pourrait bien se dépeupler un peu. Me Hébert s'attend en effet à ce que quelques-uns des 17 motards admettent leur culpabilité en échange d'une peine moins sévère, comme l'a fait le trafiquant Gérald Matticks lundi. «Après des mois de détention, après avoir vu des extraits de la preuve, il y en a certains qui n'auront pas envie de continuer la course», croit-il.
Pour le moment, une seule chose semble claire: ceux qui refuseront de négocier leur sentence subiront leur nouveau procès ensemble, au Centre judiciaire Gouin. La succursale du Palais de justice construite exprès pour accueillir les présumés Hells Angels abritera ensuite un second mégaprocès présidé par le juge Réjean Paul.
De l'avis d'André Normandeau, la débandade d'hier pourrait cependant remettre en question à l'avenir cette façon de procéder excessivement complexe et coûteuse. «Au départ, l'idée de faire comme en Italie semblait bonne, explique-t-il. Mais avec le recul, on réalise que c'était probablement aller au front inutilement.»