Le procès des Hells avorte

La défense n’a pas caché sa joie, la Couronne était fort déçue. «Je pense que le public va être aussi dévasté que nous pouvons l’être», a déclaré la procureure Madeleine Giauque (notre photo).
Photo: Jacques Grenier La défense n’a pas caché sa joie, la Couronne était fort déçue. «Je pense que le public va être aussi dévasté que nous pouvons l’être», a déclaré la procureure Madeleine Giauque (notre photo).

Le procès des 17 présumés membres ou associés des Hells Angels, qui était branché sur le respirateur artificiel depuis plus d'une semaine, devra être repris du début. Malgré les millions de dollars engloutis depuis des mois, le juge Pierre Béliveau a ordonné hier l'avortement du mégaprocès, estimant que la poursuite des procédures comportait trop de risques, notamment à cause de la méconnaissance qu'il pourrait avoir du dossier, de l'échéancier serré et de l'état d'esprit des jurés.

Depuis que cinq jurés avaient manifesté le désir d'être libérés jeudi dernier, le procès des 17 motards accusés de trafic de drogue, de complot pour meurtre et de gangstérisme était plus que jamais sur la corde raide. Le juge Pierre Béliveau, qui a remplacé au pied levé le juge démissionnaire Jean-Guy Boilard, devait décider s'il poursuivait les procédures ou s'il ordonnait la tenue d'un nouveau procès.

Il a mis fin au suspense hier en ordonnant l'avortement des procédures. De nombreux éléments ont été évoqués pour justifier sa décision. Dans un jugement de 20 pages, il a expliqué que la poursuite des procédures comportait des «risques sérieux quant à des erreurs juridiques fatales» compte tenu du temps restreint (deux semaines) dont il disposait pour se familiariser avec le dossier et assimiler la preuve volumineuse présentée pendant 15 semaines devant le juge Boilard.

«Le risque d'erreur du juge qui remplace son collègue à la onzième heure est donc au zénith, à tel point que, depuis qu'on lui a assigné l'affaire, le soussigné se demande s'il est même possible d'y arriver», écrit-il dans son jugement.

Il a fallu aussi prendre en considération l'échéancier serré et la possibilité que des éléments imprévus viennent prolonger les délais, a ajouté le juge. À cet effet, il note que «la Cour d'appel considérerait avec beaucoup de circonspection un verdict, surtout s'il est de culpabilité, rendu par un jury dont cinq membres auraient antérieurement déclaré publiquement que "les nouveaux délais [sont] pour eux inacceptables sur le plan professionnel"; une issue semblable causerait plus de tort au système de justice que l'interruption immédiate du procès».

L'ultimatum de cinq membres du jury, qui exigeaient que les procédures se terminent avant Noël, était aussi susceptible de porter atteinte au droit des accusés à un procès équitable, croit le juge, car les procureurs, ceux de la défense en particulier, pourraient hésiter à présenter des objections ou contre-interroger un témoin plus longuement de crainte d'indisposer le jury. Celui-ci avait d'ailleurs déclaré jeudi dernier être «pleinement conscient [...] que plusieurs intervenants dans la présente cause veulent que le procès avorte sans en porter la responsabilité».

Pour toutes ces raisons et malgré les sommes importantes englouties jusqu'à maintenant dans l'aventure, le juge Béliveau a signé l'arrêt de mort du procès, «convaincu que cette issue est nettement préférable dans l'intérêt de la justice». La Couronne n'était pas du même avis. «Je pense que le public va être aussi dévasté que nous pouvons l'être par cette décision», a déclaré Me Madeleine Giauque, fort déçue à sa sortie de la salle d'audience. «On va prendre quelques semaines de vacances et digérer tout ça. On va revenir. On va recommencer une preuve qui sera encore plus convaincante, plus complète, on vous le promet», a-t-elle ajouté.

De leur côté, les procureurs de la défense ne cachaient pas leur joie. «La question n'est pas de savoir si ça nuit à ma cause. C'est un excellent jugement qui tient compte de tout, y compris des intérêts supérieurs de la justice. C'est le meilleur jugement que le juge pouvait rendre», a indiqué Me Jacques Bouchard, l'un des neuf avocats qui représentent les accusés.

Huit d'entre eux ont par ailleurs reçu une mauvaise nouvelle. Depuis 16h hier, les honoraires de 150 $ l'heure que leur avait accordés le juge Boilard ont été réduits au tarif habituel de l'Aide juridique. Même si cette ordonnance du juge Béliveau déplaît aux avocats, elle n'a pas ébranlé la conviction de Me Lise Rochefort: «C'est un bon jugement. Les honoraires, ça viendra après. Aujourd'hui, ce n'est pas un considérant. [...] Je représente un client sur l'Aide juridique, j'ai la confiance de mon client et je vais continuer à le représenter.»

Dans son jugement, le magistrat a longuement évoqué le comportement du jury au cours des dernières semaines. Les commentaires des jurés au sujet des intervenants qui désiraient la tenue d'un nouveau procès visaient sans équivoque la défense, dit-il. Ils pourraient entraîner l'annulation du procès pour partialité par la Cour d'appel, selon lui. De plus, leurs doutes exprimés sur l'intégrité du processus et la sérénité entachée de certains d'entre eux constituent d'autres motifs qui pourraient conduire la Cour d'appel à invalider le procès. «Ces remarques ne se veulent surtout pas un blâme à l'égard des jurés», s'est toutefois empressé de préciser le juge, qui leur a rendu hommage pour la qualité de leur travail et l'intérêt qu'ils ont démontré tout au long du procès.

À l'aube d'un nouveau procès, le juge Béliveau a tenu à dire aux parties qu'il faudrait trouver le moyen d'éviter la présentation de preuve inutile qui prolonge l'audition devant jury. Il leur a donc fortement suggéré de déposer des admissions (soit des comptes rendus des éléments de preuve sur lesquels s'entendent les deux parties) qui épargneraient au jury d'entendre de multiples témoins sur des éléments qui ne sont pas contestés. Avec le recours aux admissions, on aurait pu éviter le témoignage de 50 personnes pour présenter aux jurés le fruit de perquisitions, ce qui aurait épargné un mois d'audition, constate le juge, qui cite d'autres exemples pour expliquer sa position.

La défense s'était déclarée disposée à déposer des admissions, mais la Couronne s'était montrée beaucoup plus réticente quand le sujet avait été abordé le 2 août dernier, alléguant que sa proposition de retirer toute la preuve relative à l'agent source Dany Kane écourtait suffisamment les procédures. Me Giauque a pris note des remarques du juge: «Le juge a été sévère, a-t-elle admis. Mais est-ce qu'il connaissait la preuve qui a été présentée, est-ce qu'il savait de quelle façon ç'a été fait? Nous estimons que nous avons fait le travail qui se devait d'être fait, que nous l'avons bien fait. Et nous espérons pouvoir faire mieux la prochaine fois.»

En conclusion, le juge Béliveau a donné rendez-vous aux avocats le 3 septembre prochain pour l'audition des requêtes. Un nouveau jury devra ensuite être sélectionné.

C'est ainsi que sept mois de procédures et des millions de dollars dépensés par l'État ont été balayés hier après-midi par le juge Béliveau.

Ne tardant pas à réagir, le ministre de la Justice, Paul Bégin, a fait savoir par voie de communiqué qu'il mettrait tout en oeuvre «pour faciliter une reprise rapide du processus judiciaire, malgré les efforts additionnels que devront fournir les substituts du procureur général et malgré les coûts supplémentaires générés par la tenue d'un nouveau procès».

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