L’État complice

En 1994, c’est Claude Ryan qui eut pour tâche, non sans réticence, comme ministre de la Sécurité publique, de prendre le contrôle des fameux appareils de loterie vidéo (ALV). Vingt-deux ans plus tard, à la lumière des révélations de La Presse, il est urgent de revoir l’ensemble de la relation État-« ALV », mais aussi de réfléchir au financement de l’État par le « vice ».

Claude Ryan n’aimait pas les appareils de loterie vidéo (ALV). « Si je suivais ma tendance personnelle […], je souhaiterais que ça disparaisse de partout » soutenait, en mai 1993, l’ancien directeur du Devoir alors ministre de la Sécurité publique. Mais puisque « ce n’est pas nécessairement un vice » et étant donné que les revenus générés par les ALV sont énormes et échappaient à l’époque aux coffres de l’État, il se résolut à les réglementer. Ces appareils participaient d’un « système où l’on rit de l’ordre organisé », disait Ryan. L’État devait intervenir aussi d’urgence pour empêcher les mineurs, d’aller, « le midi et à la sortie de l’école, […] gaspiller tout l’argent qu’ils ont gagné par leur travail ou que leur confient leurs parents ».

Autre argument : il fallait tenir le crime organisé à distance. En commission parlementaire, la Sûreté du Québec était venue exposer que, « dès 1981 », le crime organisé avait commencé à s’intéresser à l’industrie des loteries vidéo et, depuis, l’avait investie. Fallait-il les interdire ? Inutile. Comme la prohibition de l’alcool n’avait rien donné, sauf ce qu’on appelait, dans le temps, le « bootlegging », notait Ryan, il valait mieux pour l’État permettre, réglementer et même assumer la responsabilité en matière de loterie vidéo. Sinon, c’est la mafia qui ramasse les profits. Claude Ryan était formel : « Vous n’entendez pas parler d’activités croches, d’activités douteuses ou ombreuses dans le secteur des permis d’alcool. C’est parce que nous avons une régie qui se tient debout. […] Ce que nous avons fait dans le secteur du commerce des alcools, nous allons le faire dans le secteur des vidéoloteries. »

Le projet de loi 84 déposé et défendu par Ryan unifiait donc en un seul organisme, pour les « renforcer », la Régie des permis d’alcool du Québec, la Régie des loteries du Québec, la Commission des courses de chevaux. La Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) était née. On en profita au passage pour étatiser la gestion de ce qu’on appelait à l’époque les « vidéopokers », qui seraient réservés aux établissements avec permis d’alcool. Les ALV seraient soumis au contrôle de Loto-Québec.

Vingt-deux ans plus tard, une enquête de La Presse révèle non seulement que le crime organisé est redevenu omniprésent dans l’industrie des loteries vidéo, mais, pis encore, que l’État lui-même se trouve à solliciter directement des propriétaires avec des antécédents criminels ! C’est l’État qui verse des commissions plantureuses à des établissements appartenant à la mafia. C’est la Régie qui se trouve à octroyer des permis d’alcool à certaines personnes, de manière plus que complaisante, en faisant totalement fi de l’avis défavorable des policiers sur celles-ci.

Questionné en chambre, le ministre de la Sécurité publique, Martin Coiteux, a promis de réexaminer l’ensemble de la réglementation par rapport à la RACJ. Il a confié avoir téléphoné à la présidente de la RACJ afin que toutes les décisions de l’organisme épinglées par La Presse soient passées au « peigne fin ».

Or, il faudra plus qu’un « peigne fin » pour redorer les blasons de la RACJ et de Loto-Québec. Les faits mis au jour cette semaine ne sont pas anodins : l’expression « apparence de corruption » ne semble pas trop forte. L’idée du gouvernement Bourassa et de M. Ryan était de permettre « d’orienter vers les coffres de l’État, vers le Trésor public, des sommes qui échappent actuellement à sa prise ». Elle semble avoir eu un effet pervers : l’État a développé une accoutumance à ces sources de revenus. Il en veut toujours plus, au mépris de certaines de ses missions fondamentales, dont la santé, mais aussi — pour reprendre l’expression de Ryan — « l’ordre organisé ». Risible serpent qui se mord la queue. Au moment où l’État se prend à rêver d’une nouvelle source de revenus provenant d’un autre « vice », la marijuana, une réflexion s’impose. Jusqu’où l’État peut-il se financer ainsi sans devenir « drogué » lui-même ?

Dans le cas des loteries vidéo, il faudra plus que le peigne fin de Martin Coiteux et l’indignation de Carlos Leitão. Pourquoi ne pas commencer, comme le réclamait le péquiste Stéphane Bergeron, par « dépêcher la vérificatrice générale à Loto-Québec afin d’enquêter sur la gestion des appareils de loterie vidéo » ? La Régie devrait aussi faire l’objet d’une enquête sérieuse.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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