Une année de réformes sur fond d’inquiétudes

Michèle Stanton-Jean, chercheuse invitée au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Michèle Stanton-Jean, chercheuse invitée au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal

Libérée de son devoir de réserve, Michèle Stanton-Jean reproche au gouvernement Couillard d’avoir semé l’inquiétude en instituant à la hâte une série de réformes tous azimuts. La dernière année a été « rock’n’roll », particulièrement en santé et en éducation, déplore la grande servante de l’État dans un entretien avec Le Devoir.

 

D’entrée de jeu, l’ex-sous-ministre fédérale de la Santé (1993-1998) signale que le nouvel encadrement des frais accessoires prévu dans la loi 20, adoptée il y a moins de deux mois, s’inscrit en faux contre les principes d’universalité et d’accessibilité de la Loi canadienne sur la santé. « Il est certain que cela porte atteinte à la Loi canadienne sur la santé », tranche-t-elle, ajoutant du même souffle que de nombreuses recherches ont démontré que l’accroissement des inégalités sociales peut provoquer des « perturbations dans une société ».

Mme Stanton-Jean juge « minable » la maigrelette croissance des dépenses permise par le Conseil du trésor en santé (1,4 %) et en éducation (0,2 %) en 2015-2016. « Je ne pense pas qu’il ne fallait pas mettre un certain ordre dans le système. Cependant, je trouve que la façon de procéder est difficile à comprendre. Les fonctionnaires se sont vu imposer des cibles budgétaires sans avoir le loisir de planifier comment les atteindre », regrette l’ancienne haute fonctionnaire, qui ne s’identifie à aucun parti politique. Mme Stanton-Jean a servi sous des gouvernements péquiste et libéral à Québec, puis progressiste-conservateur et libéral à Ottawa.

 

La course vers l’équilibre budgétaire a entraîné des « allers-retours » dans l’appareil gouvernemental, fait-elle remarquer, tout en pointant l’élimination de subventions à la culture scientifique. Le gouvernement libéral a usé d’une bonne vieille manœuvre pour justifier sa volte-face : « Il a fait porter l’odieux de la décision sur un de ses sous-ministres. » « Selon mon expérience, le sous-ministre ne prend pas les décisions importantes sans consulter son ministre. Je le sais, j’ai été sous-ministre », lance-t-elle.

Mme Stanton-Jean déplore aussi le traitement réservé aux enseignants — salaires bas, ratio élèves-enseignant élevé, pénurie de spécialistes pour prêter main-forte aux enfants en difficulté, etc. — et ses effets sur la relève enseignante. « Il faut bien sûr être exigeant, mais il faut les rémunérer convenablement », dit la spécialiste.

 

Mme Stanton-Jean juge « irrespectueuse » l’attitude adoptée par le président du Conseil du trésor, Martin Coiteux, tout au long des négociations avec les employés de l’État. « On ne traite pas les gens de cette manière », fait-elle valoir, avant de raconter les circonstances entourant le retour au travail des fonctionnaires fédéraux au lendemain d’une grève historique, au tournant des années 1990. « Nous avions comme commande d’accueillir chacun des employés. »

 

« Outils d’autonomie »

L’ex-représentante du Québec à l’UNESCO (2011-2014) croise les doigts afin que le gouvernement québécois ne sacrifie pas sur l’autel du déficit zéro « les outils d’autonomie qu’il s’est forgés » depuis l’avant-Révolution tranquille.

L’auteure de l’article Duplessis et la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, 1953-1956 souhaite ardemment que l’équipe Couillard s’abstiennede céder la perception des impôts québécois à Ottawa. « Pouvez-vous comprendre qu’on puisse dire : “Nous allons transférer la gestion de nos impôts au fédéral tout en gardant notre autonomie fiscale” ? » demande-t-elle, reprochant aux décideurs de motiver leurs décisions par des considérations plus comptables que politiques.

Mme Stanton-Jean s’inquiète aussi du « ratatinement » de la diplomatie québécoise. « Notre puissance internationale, c’est basé sur la connaissance de “qui on est” et de “qu’est-ce qu’on fait”. Elle repose aussi sur nos réseaux. » À l’UNESCO, le Québec a été l’instigateur de l’ajout d’une « directive opérationnelle » dans la Convention sur la protection et à la promotion de la diversité des expressions culturelles à l’ère du numérique.

Longue marche vers l’égalité et l’équité homme-femme

La réorganisation de l’État assortie de coupes en santé et en éducation, sans oublier celles dans les services de garde éducatifs à l’enfance, touche au premier chef les femmes, selon Mme Stanton-Jean. Cependant, l’historienne refuse de dire que « les libéraux n’aiment pas les femmes », comme l’a fait la jeune essayiste féministe Aurélie Lanctôt.

Cela dit, la classe politique marquerait un nouveau jalon dans la longue marche vers l’égalité homme-femme si elle parvenait à une certaine parité au Conseil des ministres et à l’Assemblée nationale tout en favorisant une présence accrue des femmes sur les conseils d’administration des grandes sociétés. L’auteure de Québécoises du XXe siècle plaide aussi pour le déploiement de nouvelles mesures favorisant la conciliation travail-famille, comme des centres de la petite enfance aux plages horaires étendues.

 

Le Québec a fait des pas de géant depuis les années 1950, où une femme ayant achevé son cours classiquetrouvait peu de débouchés sur le marché du travail. Elle pouvait accéder à un poste d’infirmière ou d’enseignante ou encore faire carrière au sein de « Bell Telephone ». « Moi, je ne voulais faire rien de ça ! » raconte-t-elle avec un sourire. À l’âge de 20 ans, l’aînée de cinq filles embrasse la profession de journaliste dans la section des « Pages féminines » du quotidien Le Soleil. La « grande journaliste » Renaude Lapointe lui demande notamment de rapporter « le point de vue de l’amateur éclairé » sur des concerts de l’Orchestre symphonique de Québec (OSQ), en passant par des vernissages, jusqu’aux compétitions sportives.

Deux ans et demi plus tard, elle met le cap sur Montréal, où son mari entreprend un doctorat en médecine. Elle fonde une famille. Elle ne remise pas pour autant sa dactylo. Elle devient notamment adepte de la page Idées du Devoir, proposant régulièrement des textes d’opinion à l’équipe éditoriale. Elle collabore aussi à différentes publications comme La Revue moderne (aujourd’hui Châtelaine), Les Têtes de pioche, La Voix des femmes et Forum.

Elle retourne sur les bancs d’école, termine un baccalauréat, puis une maîtrise en Histoire. « Dans les cours d’Histoire du Québec,il n’était jamais question des femmes. À la fin d’un cours, j’ai dit à René Durocher : “Écoutez, vous n’avez jamais parlé des femmes.” Il m’a répondu : “Qu’est-ce que j’aurais pu dire ?” » relate-t-elle. « Concernant l’Histoire de la Nouvelle-France, il n’y avait que d’ennuyants récits sur la “Madame de La Peltrie” ou sur Marguerite Bourgeoys, etc. Pourtant, c’étaient des femmes extraordinaires ! »

Michèle Stanton-Jean contribue à colmater cette brèche dans l’Histoire québécoise en participant au collectif Clio, qui a écrit l’ouvrage L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles. Elle donne aussi un cours sur l’histoire des femmes au Québec intitulé « Les Québécoises ont-elles une histoire ? ».

Après avoir décroché une deuxième maîtrise, cette fois en éducation des adultes, la conseillère andragogique — « à peu près la seule de la province » — met sur pied une série de programmes pour favoriser l’éducation des adultes, notamment celle des personnes handicapées, des chômeurs et des femmes. Le gouvernement de René Lévesque a vent de ces initiatives, si bien que le ministre Camille Laurin lui demande en 1980 de présider la Commission d’étude sur la formation professionnelle et socioculturelle des adultes. Elle accepte.

Après s’être « toujours promis de ne jamais aller dans la fonction publique », la mère de quatre enfants accepte en 1984 un poste de sous-ministre adjointe au gouvernement du Québec, où elle négocie les ententes Canada-Québec sur la formation professionnelle de concert avec les ministres péquiste Pauline Marois et libéral Pierre Paradis.

Quatre ans plus tard, en 1988, elle est appelée à servir à Emploi et Immigration Canada, puis en 1993 comme sous-ministre en titre au ministère fédéral de la Santé. À l’époque, l’abolition de dix ministères et la revue des programmes, respectivement sous Kim Campbell et Jean Chrétien, « ont été très bien gérées à mon avis ». « Ce n’est pas ce qu’on voit ici. Ça n’avait pas l’air broche à foin », ajoute-t-elle. « On ne comprend pas bien la vision du gouvernement québécois. Est-ce son intention de tout privatiser ? »

En 2011, après avoir présidé l’élaboration de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme à l’UNESCO, Mme Stanton-Jean termine un Ph. D. sur le bien commun. L’officière de l’Ordre national du Québec et chevalière dans l’Ordre national de la Légion d’honneur de France est aujourd’hui chercheuse invitée au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal. Elle préside aussi le Comité des Fonds de recherche du Québec sur la science responsable.

Longtemps astreinte à un devoir de réserve, Michèle Stanton-Jean revendique aujourd’hui le droit de s’exprimer librement.

Michèle Stanton-Jean en cinq dates

1957 À l’âge de 20 ans, elle fait son entrée à la section « Pages féminines » du quotidien Le Soleil.

1974 Elle publie l’ouvrage Québécoises du XXe siècle, huit ans avant la parution de l’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles (Collectif Clio).

1982 Elle dépose le rapport de la Commission d’étude sur la formation professionnelle et socioculturelle des adultes (Commission Jean), qu’elle a présidée.

2002 Elle prend les commandes du Comité international de bioéthique de l’UNESCO et participe à l’élaboration et à l’adoption de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’Homme.

2011 Elle est nommée représentante du Québec dans la délégation permanente du Canada auprès de l’UNESCO.


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