Les (vrais) progrès en démocratie viendront des citoyens

« Le seul véritable sens de la démocratie, aujourd’hui, se résume au rendez-vous électoral. Il y a ce moment de sacralité civique qui maintient notre régime en place, déclare Marc-Antoine Dilhac, professeur au Département de philosophie de l’Université de Montréal. Mais si, en cours de mandat, les élus estiment avoir la légitimité d’imposer n’importe quelle décision, nous avons un appauvrissement des valeurs démocratiques et il faut s’en inquiéter. » La désillusion s’installe. Comment les citoyens peuvent-ils jouer un rôle plus actif entre les élections?
Depuis les révolutions française et américaine, l’histoire a marché vers une plus grande égalité des droits, aux 19e et 20e siècles, dans le monde occidental. Le droit de vote, longtemps limité aux hommes propriétaires, s’est progressivement élargi. Des droits politiques, puis des droits sociaux – santé, éducation, logement – ont été promus, avec des résultats variables mais de plus en plus fragilisés.
« Les programmes des partis politiques ont peu d’importance. Nous vivons dans une société complexe où les enjeux, tout aussi complexes, s’accordent mal avec les impératifs d’une communication rapide, instantanée et misant sur l’image. Pourtant, sans confrontation d’idées, la démocratie n’existe pas », indique M. Dilhac, qui est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éthique publique et théorie politique.
Christian Nadeau, aussi professeur au Département de philosophie, renchérit en s’interrogeant sur l’omniprésence d’une élite politico-médiatique : « La démocratie n’est pas une question référendaire, du type je suis pour ou contre, c’est noir ou blanc, c’est oui ou non. Elle n’est pas un “J’aime” sur Facebook. Il n’y a qu’une seule manière d’arriver à des consensus et c’est en débattant. Malheureusement, le vedettariat a contaminé ceux qui prennent la parole, des politiciens aux intellectuels, ce qui entraîne des polémiques d’images et non d’idées. Résultat? Nous suivons, ou pas, les débats électoraux comme une partie de hockey. Cela conduit à une culture de l’inaction et de la réaction rapide mais sans suite. Pourtant, il faut de la patience et des lieux où l’on s’accorde du temps, dit-il, si l’on veut arriver à des valeurs communes sur lesquelles on construit notre société. »
Un élan démocratique
Le sociologue Guy Rocher, professeur à l’Université de Montréal pendant plus de 45 ans et acteur clé de la réforme de l’éducation dans les années 60, rappelle pour sa part que, « au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la notion de démocratie était pour plusieurs sociétés occidentales un projet impérieux. Nous travaillions à un type de société basée sur l’égalité d’accès, notamment aux soins de santé et à l’éducation. Et c’est au nom de la démocratisation que beaucoup – particulièrement les religieux qui perdaient leur pouvoir – ont accepté les sacrifices que requérait la réforme de l’éducation ».
« La démocratie, poursuit-il, a perdu son élan, elle est tenue pour acquise. Nous avons donc le défi d’en retrouver le sens, avec les phares de l’égalité, de la liberté, de la justice. Notre système n’est pas menacé par un totalitarisme, mais on vit au bord du confort et de l’indifférence. Il faudrait reprendre le projet démocratique comme une valeur et non pas seulement comme constitution politique. Cela signifie la participation active des citoyens et le fameux civisme, qu’exige une démocratie. »
Des droits sociaux aux droits individuels
Jacques Hamel, qui enseigne la sociologie de la jeunesse à l’Université de Montréal, sait qu’une majorité de jeunes Québécois ne se reconnaissent pas dans les partis politiques traditionnels, aile jeunesse ou pas, pas plus que dans les organisations syndicales, peu importe s’ils ont eux-mêmes des emplois précaires.
« Les débats ne se déroulent plus dans les enceintes politiques officielles. Les jeunes n’aiment pas être téléguidés par une instance. Ils vont plutôt choisir de militer pour défendre des droits qui les touchent personnellement, comme les droits des gais et des lesbiennes, les droits des étudiants avec un déficit d’attention, etc. Pour reprendre une formule d’Alain Touraine, l’engagement doit aboutir à des droits qui se rattachent à l’individu. En un sens, c’est la société de Trudeau (Pierre Elliott, et la Charte canadienne des droits et libertés). »
Mais gardons-nous des conclusions hâtives. Si un nombre significatif de jeunes sont absents des scènes politiques québécoise ou canadienne – en dépit du printemps de 2012 –, c’est que d’autres enjeux les interpellent. Les ravages de la mondialisation – pensons au mouvement Occupy dénonçant les inégalités économiques – mobilisent des jeunes aux quatre coins du monde, tout autant que des revendications plus locales pour l’obtention de droits individuels. Et, s’il est un enjeu planétaire qui les rallie tous, c’est l’environnement.
Prendre part aux décisions
Ce n’est pas un hasard si l’établissement de mécanismes officiels de consultation, dans les années 70, s’est largement articulé, au Québec, autour d’enjeux liés à l’environnement et à l’aménagement du territoire.
« Au départ, il s’agissait de permettre aux citoyens de prendre part à des décisions touchant leur communauté. La question reste à savoir si les formules de participation et de consultation sont des exercices de communication ou si les participants ont une influence réelle sur les décisions, comme cela devait être le cas », résume Laurence Bherer, professeure au Département de science politique de l’UdeM, spécialiste de la démocratie participative. Il y a un risque, selon elle, d’en venir à une démocratie évènementielle : des rassemblements très instructifs pour les participants, mais qui n’ont aucun effet sur les décideurs.
« Notre force au Québec, c’est une vraie transparence dans l’information. Mais il y a des limites et des écueils. Par exemple, consulter à répétition dans un dossier très conflictuel ne produit rien de bon. » Ainsi, en 2011, aucune consultation additionnelle n’aurait pu atténuer la colère des gens touchés par l’éventuelle exploitation du gaz de schiste. La population ne se sentait pas écoutée, elle avait l’impression qu’elle allait être consultée tant qu’elle ne dirait pas oui. Un mauvais départ laisse des traces. Et pourtant, la démocratie participative vise justement, au-delà des protestations, à rapprocher les points de vue.
Ailleurs dans le monde, de nombreuses initiatives de démocratie participative ont vu le jour. Un regard sur la Scandinavie s’impose, où le Conseil danois de la technologie, mis sur pied en 1986, a introduit l’une des plus importantes innovations participatives, soit les conférences de consensus. Le Brésil, pour sa part, a conçu le budget participatif, dont un pourcentage est réservé aux priorités locales dans une perspective de justice sociale. Depuis la mise en place de ce premier budget à Porto Alegre en 1989, plusieurs municipalités européennes et certaines villes américaines lui ont emboîté le pas.
Ici, malgré toutes ses imperfections, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement reste une référence tout comme l’Office de consultation publique de Montréal et les conseils de quartier de la Ville de Québec, qui donnent une voix aux citoyens.
« J’oscille entre pessimisme et optimisme », dit Mme Bherer, en posant un regard nuancé sur cette démocratie participative. « Après toutes ces années, nous en sommes encore à l’étape de l’expérimentation. Ça foisonne, mais il y a une certaine confusion en raison du grand nombre de formules. Il faut continuer, a conclu la chercheuse qui, à l’issue de notre rencontre, se rendait au conseil de parents de l’école que fréquente son fils. Des initiatives locales, il y en a des dizaines et des centaines dont les médias n’entendent jamais parler et qui fonctionnent très bien. »
La démocratie reste le grand idéal
Partout sur la planète, la démocratie est le grand idéal de société, celui qui fait rêver, pour lequel on est prêt à mourir s’il le faut. Projet toujours à revoir, à reprendre, à défendre, de Hong Kong à la Tunisie.
En fait, s’il est une leçon que les populations de nombreux pays nous ont donnée ces dernières années, c’est bien que la démocratie s’acquiert de haute lutte, elle ne se donne pas. Et que, laissée à elle-même, abandonnée, elle s’étiole. Ceux qui, comme nous, ont le privilège de vivre en démocratie ont la responsabilité de la défendre et de la faire grandir entre deux élections, jugent les universitaires rencontrés.