Censurons Voltaire, tant qu’à y être

Voltaire signait nombre de ses lettres de la mention «Tuons» ou «Écrasons l’infâme».
Photo: Georgios Art Voltaire signait nombre de ses lettres de la mention «Tuons» ou «Écrasons l’infâme».

Comme nous l’apprenait Daniel Baril dans Le Devoir du 13 décembre, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse demande au gouvernement d’interdire « les propos haineux qui ciblent les membres de groupes en raison notamment de leur sexe, leur orientation sexuelle, leur origine ethnique, leur race ou leur religion ». Une telle interdiction, si elle englobait, ainsi que prévu, le motif de la religion, ouvrirait toute grande la porte à une limitation illégitime de la liberté d’expression et à un retour de la censure.

Comme tout système de pensée, dans une démocratie qui n’est plus censée reconnaître de vérités ou de dogmes officiels, la croyance religieuse s’expose à la critique, y compris aux critiques les plus radicales. On ne voit pas bien au nom de quoi (à part une primauté des doctrines religieuses sur toute autre forme de discours) il pourrait en être autrement. Tout citoyen a bien le droit d’estimer et de déclarer publiquement que telle ou telle croyance ou pratique religieuse est « idiote », ou « contraire à la dignité humaine », ou encore totalement « barbare ». Au nom de quel principe pourrait-on le lui interdire ?

Une telle interdiction serait d’autant plus choquante que, comme nous le rappelle aussi Daniel Baril, le Code criminel exclut de la définition du délit de propos haineux toute « opinion fondée sur un texte religieux auquel [on] croit » (art. 319). Concrètement, cela signifie qu’au nom de sa religion, tout croyant peut estimer publiquement que les médecins pratiquant des avortements sont des assassins, que les femmes qui réclament l’égalité avec les hommes commettent un « péché », que les Juifs sont un peuple déicide, que les « sodomites » constituent une engeance vouée à l’Enfer, ou que les athées, forcément immoraux, devraient être exclus de l’enseignement, mais que ces discours discriminatoires seraient, eux, placés par la loi à l’abri de toute critique ! Si monsieur Jacques Frémont, président du CDPDJ, veut vraiment lutter contre une nouvelle forme de discrimination insidieuse qui est en train de se (ré)installer au Canada, il pourrait s’aviser de cette inégalité qui accorde au discours religieux une primauté de fait et réclamer du même souffle que le gouvernement canadien abolisse l’article 296 du même Code criminel qui interdit le blasphème.

Ou alors, acceptons de bon gré le retour de la censure qui régnait encore ici jusque dans les années 1950, et refusons la publication et la vente de la correspondance de Voltaire (qui signait nombre de ses lettres de la mention « Tuons » ou « Écrasons l’infâme », où l’« infâme » en question n’était autre que la religion catholique), interdisons la représentation de son Mahomet (qui dépeignait le Prophète de l’islam comme un charlatan et un manipulateur), bannissons la lecture de son Dictionnaire philosophique dans nos classes (au prétexte qu’il y attaque haineusement le christianisme et la religion juive).

Le plus étonnant dans tout ça, c’est que cette limitation de la liberté d’expression est réclamée par des personnes, que l’on voudrait croire bien intentionnées, au nom de cet héritage de la philosophie des Lumières que sont les droits de la personne alors même qu’elle s’oppose frontalement à ce même héritage. Il y a là un paradoxe et, pour elles — du moins, je l’espère —, un problème de conscience sur lequel il faudrait au moins s’interroger.

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