L'entrevue - Le coeur à gauche

Il y a 80 ans cette année, Marie Gérin-Lajoie, la fille de la célèbre féministe du même nom, fondait l'Institut Notre-Dame-du-Bon-Conseil. Au cours de ces années, la congrégation religieuse s'est consacrée au travail social. Entrevue avec la mère supérieure de la communauté, soeur Gisèle Turcot, qui concilie à la fois ses convictions religieuses, féministes et progressistes.
Comme plusieurs membres de sa génération, soeur Gisèle Turcot a commencé à articuler son analyse sociale dans le mouvement étudiant chrétien, lors de son passage à l'école normale de Valleyfield dans les années 1950. «Cela nous apportait une réflexion sur la politique, l'argent, les conflits. On nous mettait aussi en contact avec une pensée théologique très forte pour l'époque», se rappelle la religieuse de 64 ans.Devenue enseignante, elle s'intéresse à la condition sociale de ses élèves et comprend vite que ce métier ne satisfait pas son désir de lutter pour le changement social. «Je me suis rendu compte qu'on ne changeait pas uniquement un milieu par l'enseignement.»
Attirée en même temps par la vie religieuse, elle entre en 1958 dans la communauté des soeurs du Bon Conseil, inspirée par son orientation sociale. Cette congrégation a notamment fondé en 1931 l'École de service social, transférée par la suite au système d'éducation public au moment de la création des cégeps, en 1968.
À sa grande surprise, elle a l'occasion de côtoyer soeur Marie Gérin-Lajoie à son entrée dans la communauté. «Chaque fois que, jeune fille, on nous parlait des communautés religieuses et de leurs fondatrices, c'était toujours des femmes qui étaient mortes. Je l'ai rencontrée au lendemain de mon arrivée, c'était impressionnant pour une jeune fille de 19 ans», se rappelle-t-elle, le sourire aux lèvres.
Après une maîtrise en service social, elle travaille une dizaine d'années dans des milieux populaires, notamment au centre social du Centre-Sud. Elle participe aussi à l'opération Renouveau, qui vise à évaluer les écoles de la Commission des écoles catholiques de Montréal au regard de leur handicap socioéconomique, dans la foulée des théories américaines de lutte contre la pauvreté, une logique encore appliquée aujourd'hui dans l'allocation des ressources aux écoles montréalaises.
Puis, et ce sera une époque charnière de son parcours professionnel, soeur Turcot retourne ensuite brièvement à l'enseignement, universitaire cette fois, à la faculté de service social de l'Université Laval. «J'ai même vécu la première grève des professeurs en 1976», se rappelle en riant la religieuse. Elle comprend alors que sa force est de «faire le lien entre la théorie et la pratique».
De fil en aiguille, elle s'éloigne du travail sur le terrain pour aller vers des sphères plus politiques. Elle devient, vers la fin des années 1970, la première femme secrétaire générale de l'Assemblée des évêques du Québec (AEQ), et une des rares à occuper ce poste dans le monde. Elle apprécie être au coeur de l'action. «C'était l'époque de la Charte de la langue française, où on se posait des questions sur les modifications au Code du travail, où on s'interrogeait sur les liens de l'Église avec le monde ouvrier, le monde rural...»
Elle assiste aussi au «débat épique» qui a précédé la prise de position controversée de l'AEQ sur la question constitutionnelle en 1979. On y affirmait que le peuple québécois était formé non seulement des francophones, mais aussi des anglophones, des autochtones et des allophones. «Pendant les sept années passées à l'AEQ, j'ai vu de l'intérieur comment s'élaborait une pensée théologique appliquée à un contexte donné. J'ai été une cheville ouvrière de tout cela.»
Comment réussir à concilier des valeurs progressistes avec une Église parfois plus conservatrice? «Les soeurs du Bon Conseil, nous avons le coeur à gauche, avec les gens ordinaires, mais on n'a pas un style de confrontation. Si cela ne va pas par un chemin, on va en trouver un autre», observe la religieuse.
Féministe dans l'Église
Quand on lui demande si elle se considère comme féministe, soeur Turcot n'hésite pas à répondre par l'affirmative. «Mais pas des plus radicales. Certaines féministes chrétiennes pensent que, pour être cohérentes avec la critique du patriarcat, on ne devrait plus aller à la messe et qu'on devrait se retirer des activités de cultes présidées par des hommes. Je sais que cela existe, mais ce n'est pas ma façon d'être chrétienne et féministe en même temps.»
Elle rappelle que, dans l'évangile, Jésus s'est adressé autant à des hommes qu'à des femmes. «Grâce aux études bibliques faites par des femmes, il est maintenant établi que Jésus s'est comporté à l'égard des femmes comme à l'égard des hommes. C'est aussi clair qu'il y avait des femmes comme des hommes parmi les disciples.»
Même si un bon bout de chemin a été fait dans l'Église québécoise, «il faut bien reconnaître que cette période-ci est difficile pour l'espérance des femmes dans l'Église», laisse-t-elle tomber. Visiblement mal à l'aise avec l'interdiction du sacerdoce des femmes, elle estime que l'attitude de l'Église à l'égard du «deuxième sexe», comme l'appelait Simone de Beauvoir, contribue à renforcer la perception négative de la vie en communauté.
«Les femmes scolarisées, conscientes de leur pouvoir, prêtes à établir des rapports égalitaires avec les hommes, sont de plus en plus hésitantes à s'engager dans une Église qui réserve des statuts distincts aux hommes et aux femmes, où les femmes ne peuvent jamais assumer les plus hautes responsabilités», constate la supérieure des soeurs du Bon Conseil.
Déclin ou mutation?
À l'instar des autres communautés, les soeurs du Bon Conseil sont pour la plupart au crépuscule de leur vie. La moyenne d'âge des 110 membres de la congrégation oscille autour de 75 ans. Soeur Turcot voit tout de même une petite relève poindre à l'horizon. Deux nouvelles soeurs ont prononcé leurs voeux dans les années 1990, une autre est arrivée en mars dernier et une quatrième envisage aussi de rejoindre les rangs de la communauté.
«C'est certain qu'il y a des jours plus sombres. La démographie ne ment pas, cela ne peut pas durer très longtemps. Mais on ne prend pas de retraite chez les soeurs, cela permet de continuer longtemps à rendre des services», fait valoir la religieuse, qui garde toujours l'espoir que la philosophie d'action développée par son groupe saura se perpétuer.
Elle estime cependant qu'il faut «faire le deuil des grosses organisations». À une époque où le Québec avait besoin de bâtisseurs, «Dieu a suscité des vocations chez des hommes et des femmes qui avaient la carapace pour mettre sur pied de grandes institutions», croit-elle.
Maintenant, «c'est un peu comme la sortie du Titanic. Il faut prendre des petites embarcations légères parce que l'océan brasse. À chaque grande période de l'histoire est venue une nouvelle forme de vie religieuse», observe-t-elle sereinement.
De la même façon, elle espère que l'Église réussira à s'adapter pour atteindre les nouvelles générations. Pour l'instant, force est de constater que les «attitudes de recherche de Dieu, de recherche de sens, ne sont pas équivalentes à la pratique des Églises instituées».
«Les gens se méfient du pouvoir de l'institution sur la conscience personnelle. Cela fait peut-être partie de l'histoire du Québec. L'Église a eu du pouvoir — un pouvoir qui s'est voulu un service, en l'absence de l'État — mais elle en paie le prix. Les grand-mères qui ont connu les directives sur la planification des naissances ont porté cela lourdement et ont transmis cela à leurs filles.»