Il y a 100 ans, Rivière-au-Renard en ébullition

Pour les touristes en mal de sensation lors de leur escapade gaspésienne, on refera un jour à L'Anse-aux-Corbeaux un grand spectacle reconstituant la révolte des pêcheurs qui s'indignaient contre la compagnie Fish & Market. Ça se jouera à guichets fermés. La fiction déloge souvent la réalité dans l'imaginaire d'un peuple, comme l'illustre le regretté Noël Audet dans son roman L'Ombre de l'épervier, porté à l'écran avec le succès que l'on sait. Éloges bien mérités pour un «récit symphonique d'une grande beauté», comme l'a signalé un critique acquis à cette saga de la famille Noum.

Je blague à peine à propos de ce lieu qui n'existe que dans la littérature. L'histoire, la vraie, s'est produite il y a 100 ans à Rivière-au-Renard et dans les petits ports voisins, tels Fame (Pointe-à-la-Renommée), L'Anse-à-Valleau, L'Échouerie, etc. Des pêcheurs écoeurés de se voir offrir un prix dérisoire pour un quintal (55 kilos) de morue salée-séchée décidèrent, le 4 septembre 1909, de plaider éloquemment leur cause auprès des Seigneurs de la pêche, les Fruing, Collas, Robin, Hyman et Kennedy. Ultimatum de deux jours lancé aux gérants et agents passés maîtres dans l'art de perpétuer le «système Robin» qui équivaut à un crédit/endettement perpétuel pour des pêcheurs s'engageant à fournir aux patrons la totalité de leur pêche.

Ce système a déjà été comparé par certains à la condition des serfs puisque le pêcheur gaspésien et sa famille, à l'époque, touchaient rarement du cash tandis que le magasin de ces compagnies jerseyaises pourvoyait aux besoins de toute cette main-d'oeuvre habituellement docile. Il y a un hic cependant. Ce labeur était épaulé sans rémunération par la famille immédiate (femmes et enfants) qui traitait la morue, laquelle devait être livrée éviscérée, nettoyée, tranchée, salée, séchée, etc. comme le rappelle Jacques Keable dans un article du magazine Gaspésie (hiver 2004) au titre accrocheur: «Des pêcheurs révoltés face à une justice caricaturale»!

Les événements ont semblé tout d'abord donner raison à ces pêcheurs qui faisaient l'apprentissage de la solidarité: promesse leur fut faite par les compagnies de payer 4 $ le quintal et non pas 3,50 $. Plus de saisies, plus d'huissiers. Bravo! Une atmosphère de Front populaire flotta momentanément sur ce Finistère québécois. Joseph Tapp et d'autres meneurs, parmi les pêcheurs, obtinrent même que leur copain Urbain Chrétien — blessé à la cuisse par un cadre paniqué, Philip Romeril, qui a dégainé son revolver — jouisse d'une allocation mensuelle de 25 $ tant qu'il serait empêché de reprendre le travail.

Cette révolte, ce sursaut de dignité des pêcheurs équivalant à une grève sauvage, se heurtent durant la fin de semaine qui suit à une campagne orchestrée par les compagnies qui n'éprouvent aucune difficulté à gagner l'appui du député libéral Rodolphe Lemieux par leurs propos alarmistes; ils se peignent comme victimes et non comme exploiteurs, bien entendu. Ottawa dépêchera même deux navires, le Christine et le Canada, pour calmer ces eaux troubles où couve une insurrection, selon ces bourgeois apeurés. En deux expéditions armées, dont l'une menée de nuit, on coffre 24 pêcheurs qui sont expédiés à la prison de Percé puis déférés à la Justice dès le jeudi qui suit la révolte.

Les accusations sont graves: émeute, lésions corporelles, blessures graves... et le procès se déroule presque entièrement en anglais, langue que la plupart des accusés ne maîtrisent pas. On les disait déchaînés, ils sont plutôt intimidés, aphones, voire timorés selon le capitaine Knowlton qui les mène à Percé, chef-lieu du district judiciaire, et rédige un rapport expédié aux instances politiques Wilfrid Laurier à Ottawa, Lomer Gouin à Québec).

Seuls huit témoins, tous reliés aux marchands, furent entendus par le juge Ménalque Tremblay qui expédia la cause en moins de deux jours. Deux des présumés émeutiers sont acquittés faute de preuve. Des 22 prévenus que le juge déclare coupables, 17 sont libérés sous condition et cinq doivent purger à Percé une peine allant de huit à onze mois.

Le calme règne donc momentanément après ce coup de force où les patrons croient avoir bien manoeuvré. Il n'empêche que leurs affaires, dont la prospérité reposait sur leur rôle de Shylock, a osé écrire le frère Antoine Bernard dans La Gaspésie au soleil, ont par la suite périclité et que l'on assista à la naissance d'un mouvement coopératif qui améliora quelque peu le quotidien de ces hommes très souvent analphabètes qui étaient embauchés dans un système dont ils pouvaient difficilement s'échapper.

La révolte de Rivière-au-Renard, à ma connaissance, n'a pas bénéficié de tout le battage publicitaire fait à d'autres événements historiques (arrivée de Cartier en rade de Gaspé en 1534, débarquement de Monsigneur de Laval à Percé en 1659). Quelles seraient donc les têtes d'affiche ou les commanditaires d'une telle commémoration?

Jacques Keable a consacré un livre-enquête à l'événement (La Révolte des pêcheurs - L'année 1909 en Gaspésie, Lanctôt éditeur, 1996). Un geste symbolique devrait, estime-t-il, empêcher que ne soient gommés dans l'histoire ces gestes nobles, courageux et libérateurs. Il faudrait peut-être l'écouter tandis qu'il est encore temps et élever au moins une stèle à ces pêcheurs perçus comme anarchistes redoutables par les élites alors qu'ils s'en tinrent, un peu rudement il est vrai, à réclamer un juste prix pour leur labeur.

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