On aurait pu sauver les trésors de Bagdad

Les forces américaines protègent dorénavant le Musée nationnal irakien de Bagdad. Le mal est toutefois déjà fait.
Photo: Les forces américaines protègent dorénavant le Musée nationnal irakien de Bagdad. Le mal est toutefois déjà fait.

Paris - On aurait facilement pu sauver les trésors du Musée archéologique national d'Irak, à Bagdad, dont les 32 salles ont été pillées vendredi dernier après l'invasion américaine de la ville. C'est l'opinion de plusieurs experts internationaux, dont une trentaine participait hier à Paris à une réunion extraordinaire de l'UNESCO afin d'évaluer les dégâts causés à l'un des patrimoines les plus précieux de l'humanité.

«Il aurait suffi qu'une unité spéciale protège le musée» qui n'est qu'à 300 mètres du ministère irakien de l'Information, dit

McGuire Gibson, un archéologue de l'université de Chicago qui a dirigé des missions américaines à Nippur et Tell Razuk. «Les militaires américains ont une certaine responsabilité. Manifestement ils avaient d'autres priorités. [...] Je pense qu'ils avaient prévu de protéger le musée. Mais ils sont arrivés trop tard.»

Les 100 000 pièces du musée comprenaient notamment une collection exceptionnelle de tablettes d'argile babyloniennes et sumériennes aux motifs cunéiformes. Un des premiers témoignages écrits de l'histoire. De la harpe d'Ur (4000 ans) au célèbre vase sumérien d'Uruk, en passant par les puissants taureaux ailés de Khorsabad, la collection illustrait la richesse des civilisations qui se sont succédé entre le Tigre et l'Euphrate depuis 7000 ans.

La conservatrice du musée de Bagdad a exigé en vain l'intervention des soldats américains, dit Salma El Radi, archéologue irakien de l'université de New York. McGuire Gibson avait pourtant prévenu les autorités américaines depuis longtemps.

«Je croyais avoir fait le nécessaire pour faire comprendre l'importance de la question, dit-il. J'ai envoyé des lettres. En janvier, nous avons remis aux militaires la liste des centaines de sites archéologiques du pays. J'ai aussi contacté le New York Times et le Washington Post. Je croyais qu'ils allaient faire le nécessaire et que le musée serait protégé. Malheureusement, je n'ai pas dû contacter des militaires assez hauts gradés. Je ne sais pas ce qui s'est passé.» Le chercheur est convaincu que le pillage de la semaine dernière n'est pas le seul fait de pilleurs individuels, mais aussi de groupes organisés qui ont des ramifications à l'extérieur du pays.

«C'est un travail de pros. Les voleurs avaient la clef et des complices à l'intérieur.» Les responsables du musée avaient en effet placé les pièces les plus précieuses dans une voûte qui a été vidée. Une tâche impossible sans une aide de l'intérieur. Ces pillages ont «été planifiés par des gangs qui ont des agents locaux», conclut Gibson.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le Musée de Bagdad était «l'un des endroits les plus sûrs», dit-il. Certainement plus sûr que les musées régionaux qui avaient été pillés en 1991. Clairement identifié aux symboles de l'UNESCO, le musée n'a d'ailleurs pas été bombardé.

Tant que les experts de l'UNESCO ne se rendront pas sur place, il sera impossible d'évaluer l'ampleur réelle des dégâts. On ne sait pas, par exemple, si les 40 000 manuscrits du Centre Saddam ont pu être protégés des pilleurs. Impossible aussi d'évaluer précisément ce qui reste de l'incendie de la bibliothèque nationale et des archives de Bagdad. «Certains manuscrits semblent avoir été répandus sur le sol. D'autres pourraient être reconstitués», dit Gibson. Au ministère irakien des Affaires religieuses, une bibliothèque de Corans anciens aurait également brûlé. Le musée de Mossoul, dans le nord du pays, a aussi été pillé.

Les archéologues font état de rumeurs selon lesquelles certains objets seraient déjà sur les marchés des grandes villes européennes. Plusieurs auraient transité par l'Arabie Saoudite. Il faut dire que trafic d'objets du patrimoine irakien a pris de l'expansion il y a 13 ans avec l'imposition de l'embargo économique. «La pauvreté a poussé de nombreux Irakiens à piller les sites archéologiques tout simplement pour faire vivre leur famille», explique Salma el-Radi, de l'université de New York.

«Si on faisait une enquête sérieuse, on retrouverait beaucoup d'objets, dit Gibson. Il suffirait d'y mettre les moyens. [...] Vous savez, on connaît les collectionneurs de ce genre d'objets. Mais ils ont beaucoup plus d'argent pour me poursuivre que j'en ai pour les faire condamner.»

Plus tôt cette semaine, un groupe d'archéologues a dénoncé le laissez-faire des troupes américano-britanniques dans le quotidien britannique The Guardian. Les archéologues invoquent la Convention de La Haye signée en 1953, qui oblige les belligérants à protéger le patrimoine culturel des pays en guerre. Lors de la première guerre du Golfe, neuf des treize musées régionaux avaient été pillés. Les 3000 pièces volées à l'époque ne sont pourtant qu'un détail à côté de la catastrophe actuelle.

L'UNESCO a demandé au secrétaire général des Nations unies de proposer au Conseil de sécurité une résolution imposant un embargo général sur toute acquisition d'objet d'art irakien. Cette résolution aurait une portée plus large que la Convention sur le trafic des biens culturels signée en 1970 par 97 pays seulement. Le directeur général de l'UNESCO, Koïchiro Matsuura, a aussi annoncé la création d'un fonds spécial pour le patrimoine irakien. L'Italie a déjà fait un don de 600 000 $. Le Qatar, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Egypte ont annoncé des contributions. Le British Museum a mis trois experts à la disposition de l'UNESCO.

Il peut paraître futile de s'intéresser au patrimoine irakien au moment où des civils meurent encore dans les rues de Bagdad. «Nous sommes consternés par la disparition de toutes ces pièces assyriennes, sumériennes, babyloniennes, dit Mounir Bouchenaki, de l'UNESCO, dans la mesure où elles représentent le fondement même de l'identité du peuple irakien.»

À voir en vidéo