La guerre des mots vue par Céline Labrosse

Elle ne craint pas l'innovation, au risque de se faire taxer d'hérésie. Pour elle, la langue doit avancer, être équitable, simple, efficace. Depuis qu'elle est toute petite, la linguiste Céline Labrosse est sceptique devant les règles du français qui donnent préséance au masculin sur le féminin. Dans son dernier livre, Pour une langue française non sexiste, paru aux Intouchables, elle enfourche de nouveau son cheval de bataille favori, la langue et le sexe des mots.

Son premier livre s'intitulait Pour une grammaire non sexiste et faisait la promotion d'une série de mesures révolutionnant la langue française, la plupart prévoyant l'usage de mots invariables désignant à la fois le masculin et le féminin. Pourquoi en effet écrire public et publique, alors qu'on écrit, de façon invariable, nautique et journalistique? Ou encore, pourquoi s'obstiner à écrire grec ou grecque, alors qu'on pourrait se contenter de grecque, au masculin comme au féminin, ou même de grèque, pour simplifier encore les choses.

Chargée de cours et attachée de recherche et d'enseignement sur les femmes à l'université McGill, Céline Labrosse a aussi été linguiste-conseil à la CSN.

C'est elle d'ailleurs qui est à l'origine de la nouvelle désignation de la Fédération des professionnèles de la CSN. L'appellation remplaçait l'ancien nom de Fédération des professionnelles et des professionnels, à la fois lourd et redondant. L'innovation en a fait sursauter plusieurs, jusqu'à Marie-Éva de Villers, également auteure d'un dictionnaire, qui la qualifiait de «néologisme douteux».

Mais il en aurait fallu beaucoup plus pour désarmer Céline Labrosse. Avec Pour une langue française non sexiste, c'est toute la langue française qu'elle jauge cette fois. Elle débusque certaines expressions sexistes, telles «avoir des couilles», «rire dans sa barbe», «recevoir un coup en bas de la ceinture». Elle puise dans différentes langues pour illustrer le mécanisme de subordination de la femme à l'homme: cet idéogramme chinois désignant une femme mariée qui est formé du dessin d'une femme et d'un balai, ou cette formule chinoise qui fait d'une épouse une «personne qui aide», alors que l'époux est pour sa part un «homme grand». Elle dénonce certaines incohérences, certains usages hérités d'autres siècles.

Ses constatations se font notamment à la lumière d'une conviction: le masculin n'est pas neutre. Une expérience l'a convaincue de ce fait. Un jour, dans une garderie, des éducatrices demandaient à un groupe d'enfants de dessiner des petits bonshommes. «Et les petits bonshommes, dans les dessins, ont tout naturellement pris la forme de petits hommes. Absolument aucune petite femme», écrit-elle. Puis, une éducatrice leur suggère de dessiner une petite bonne femme. «Soudainement des petites femmes sont apparues sur tous les dessins. [...] Tiens! Tiens! ai-je pensé, le langage possède un pouvoir. Le pouvoir de faire apparaître ou disparaître la moitié de l'humanité.» Pour inclure les femmes, notamment dans les dénominations professionnelles, il faut en réviser les formes.

Cette vocation de linguiste féministe lui vient d'ailleurs sans doute d'un premier étonnement, survenu à l'école primaire, lorsqu'elle découvrait en même temps que les autres membres de sa classe que le masculin l'emportait sur le féminin. Vingt ans plus tard, des recherches en linguistique l'emmènent à découvrir le responsable de cette règle discriminatoire. En 1647, constate-t-elle, Claude Fabre de Vaugelas est le premier grammairien à affirmer que «le masculin est le genre noble». Cent vingt ans plus tard, l'affirmation est étoffée par un autre grammairien, Nicolas Beauzée, qui ajoute que «le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle».

La linguiste constate en effet que la langue française n'a pas toujours exprimé cette prédominance du masculin sur le féminin. L'usage des noms de famille, par exemple, se rapprochait jusqu'au XVIIe siècle de ce qu'il est au Québec aujourd'hui, c'est-à-dire que les conjointes «adoptaient parfois le nom de leur conjoint, ou gardait le leur, qui était celui de leur mère, de leur père ou un surnom qui leur était donné».

De même, au Moyen Âge, était-il coutumier de rencontrer des barbières, des meunières, des maréchales-ferrantes, des chasseuses, des tôlières, des tavernières, des banquières, des espionnes et des possesseures de fiefs. À l'époque, plutôt que servante ou maîtresse, la femme est compagne, au sens d'associée. Selon Mme Labrosse, la place de la femme dans la société, et dans la langue, était beaucoup plus importante alors que huit siècles plus tard, au XIXe siècle, avec le code Napoléon.

«Jusqu'à la fin du XVe siècle, [la femme] jouit de ce qu'on appelle la capacité juridique; ce n'est qu'au XVIe siècle qu'elle devient juridiquement incapable, le contrôle du mari sur les actes de son épouse étant de plus en plus rigoureux: les actes de la femme sont nuls si elle n'a pas obtenu l'autorisation de son époux [...] Cette progression du pouvoir marital [...] aboutit à faire de la femme mariée une incapable, ce que consacrera au début du XIXe siècle le code Napoléon», écrivait, dans La Femme au temps des cathédrales, Régine Pernoud, citée par Labrosse. La révolution linguistique actuelle ne serait-elle donc qu'un retour du balancier?

Il faut dire que le XVIIe siècle est aussi celui qui a vu naître l'Académie française, responsable d'un projet de dictionnaire qui devait établir une seule norme, de façon rigide, pour l'ensemble de l'univers français. «On parle du dictionnaire, comme s'il n'en existait qu'un seul, un grand, le vrai, qui émanerait plus ou mois directement du ciel», ironise Céline Labrosse. Aux États-Unis, pourtant, la norme linguistique s'inspire beaucoup plus des journaux, qui utilisent une langue plus malléable, plus vivante, plus près du peuple.

L'usage, en matière de langue, précède d'ailleurs de loin les réformes adoptées par les dictionnaires, même en français. Avec ces derniers, Céline Labrosse n'est pas tendre. Dans un chapitre intitulé «Des dictionnaires à ne pas prendre au mot», elle évoque le «conservatisme légendaire» de ces outils que l'on considère pourtant comme un credo. Dans un autre ouvrage, elle avait relevé que certains dictionnaires proviennent d'un autre siècle et cachent leur passéisme sous des couvertures modernes. Et dans un article, elle avait fait une liste accablante des citations dégradantes pour la femme qu'on retrouvait dans Le Petit Robert. Parmi celles-ci, on retrouve par exemple, au verbe manquer, cette phrase de Balzac, «on ne doit jamais manquer sa femme quand on veut la tuer». Cette phrase, m'assure-t-elle, est demeurée dans Le Nouveau Petit Robert après la réforme de 1993.

Dans la réforme de la langue française qu'elle propose, Céline Labrosse met en avant l'usage de la terminaison -eure pour marquer le féminin de certaines fonctions. Ainsi dira-t-on chercheure au lieu de chercheuse, ou évaluateure au lieu d'évaluatrice. Cette forme évoquerait plus d'objectivité, de neutralité, que les formes en -euse, comme dans chercheuse, qui connotent, pour leur part, une expression de l'affectivité. Selon Kathleen Connors, chercheure citée par Céline Labrosse, la nécessité de distinguer le masculin du féminin dans la dénomination des professionnels a tendance à s'atténuer avec l'accession des femmes aux métiers traditionnellement réservés aux hommes. Or il est vrai que la forme en -eure tend à se généraliser dans la population, au mépris de l'Office de la langue française qui recommande toujours l'usage du -euse. La vie change, la langue aussi. À quand un usage unisexe des mots?

POUR UNE LANGUE FRANÇAISE NON SEXISTE
Céline Labrosse
Les Intouchables
Montréal, 2003, 180 pages
Lire également, en page F 3, la chronique Carrefours sur la littérature dite féminine.

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